La femme qui inventa le Rock and Roll

Sœur Rosetta Tharpe est née le 9 mars 1915 à Cotton Plant, Arkansas. Ses parents étaient cueilleurs de coton.

On dirait un film qui force le trait : les états du Sud, le Mississipi les plantations, les esclaves, noirs, tout y est, tout. Y compris l’église, the Church of God in Christ et son chœur où Sœur Rosetta, six ans, chante et joue de la guitare devant un public en transe. Quelques années plus tard, elle part en tournée avec sa mère, faire le tour des paroisses, faire danser les fidèles entre deux versets de la Bonne Nouvelle.
Un stéréotype ? Non. La source du mythe. L’un des premiers prototypes de chanteuse de gospel noire qui franchit d’un seul coup toute la distance qui sépare l’autel de la scène, infamant passage du sacré au temporel qui lui sera toujours reproché. Quand on se dit Sœur, on ne demande pas à Jésus de venir vous prendre de cette manière-là, avec cette voix-là, 15 minutes et 50 secondes après le début de ce youtubien documentaire que la faculté recommande de visionner en intégralité.

ROCK ME !

On ne sait ce qu’en a pensé le Christ en 1938. Peut-être qu’il s’est souvenu de Marie-Madeleine, une autre femme de sa connaissance qui était aussi experte en franchissement de barrières.

Et puis chez Rosetta il y a surtout la guitare. Acoustique. Électrique surtout. Souvent Gibson, Custom Les Paul SG.
Ça, c’est pour l’outil.
Pour le jeu, c’est une enfant prodige qui a très vite dépassé le cap de la virtuosité. De ses mains sortent des rythmes et des suites de notes étrangères à son monde. Elle claque ses cordes autrement, elle a un autre son, la guitariste noire, une autre dimension. Elle est la première à utiliser la distorsion alors que ses petits camarades jouent encore bien gentiment avec leurs petits boutons.
En visionnant les rares extraits de ses prestations scéniques on est stupéfait par la modernité de son jeu. De la même manière que les traits impressionnistes de Rembrandt surgissent quatre siècles avant le mouvement éponyme, les premières notes de Rosetta surgissent d’une faille temporelle qui restera inexplorée pendant une quarantaine d’années. Une faille où vont s’engouffrer tous les grands mâles du rock qui reprendront à la lettre sa manière de jouer.
Elle résonne partout, sa manière. Jusque dans les travées de Woodstock le jour où Jimmy Hendricks fracasse l’hymne américain sur le manche de sa guitare. La secousse provoquée par cette profanation du sacré est une réplique lointaine du traitement de choc qu’applique Rosetta à un grand classique du negro spiritual, Down by the Riverside.
Écoutez l’introduction.
Tout est dit dans les dix premières secondes. Tout y est : le son, la distorsion, la façon de retenir les notes, le rythme qui traine, l’emphase et l’ironie amère qui colle un nez de clown sur la statue du commandeur, un nez de clown blanc.
Un pif de clown triste.

Il y aurait encore tant d’autres choses à dire sur cette femme venue à Manchester en 1964, chanter la pluie, un jour de pluie, sur un quai de gare désaffectée.
Il faudrait étudier ses chansons, décrypter son jeu, écrire des livres savants, exhumer les archives, construire des scénarios.
Il faudrait un film.
Un grand film bien hollywoodien qu’on verrait dans toutes les salles.
Que le monde entier comprenne que c’est bien une femme qui a donné aux hommes l’idée de mettre des mots sur un air de Rock and Roll.

Six cordes au sommeil

Écoute la guitare, écoute.

Écoute la guitare quand elle parle le soir, le gris ou la tristesse.
Écoute la guitare quand elle tombe la nuit et fait basculer les étoiles. Écoute la guitare, écoute, quand elle te parle de l’intérieur, fait grincer ton vieux fauteuil, ton parquet branlant, tes os qui rouillent paisiblement pendant que tu les réchauffes un peu au soleil, écoute.
Écoute les cordes qui enroulent leurs anneaux autour des fils de pluie, coulent une rivière dans une poignée de sable tiède, frottent le grain poreux de leur peau brûlée au rouge orange du soleil
Écoute la guitare quand elle parle crépuscule et lumières qui s’allument. La nuit grince et fait basculer ton vieux fauteuil, la nuit tombe et tes yeux fatigués ont brouillé les étoiles et mélangé la mer.

Tu éteins la lumière.

Avant de t’endormir, entre tes deux oreilles, tu étends six cordes au sommeil.

La chanson de la pluie

Tout est calme dans la maison.
Les dimanches d’automne sont deux fois plus dimanche. Le silence est deux fois plus doux étouffé par la brume, et le bleu dans le ciel est deux fois plus bleu. C’est un dimanche d’automne, le matin. J’écris et c’est difficile. Alors j’attends que mes phrases s’alignent en regardant dehors, le jardin et les feuilles encore vertes qui ne savent pas que la fin approche. Le clavier, l’écran et le silence. Les feuilles vertes et le ciel bleu. J’attends la fin des points de suspension. Aucun bruit.
J’attends en regardant l’écran.
Alors, tout doucement au milieu du silence, un timide accord de guitare. Un accord désaccordé, pas bien réveillé. Les doigts qui pincent les cordes, une par une, pour régler la note qui monte et qui descend, on dirait qu’elle a mal au cœur. On dirait qu’elle va pleurer. La corde se tend et se détend. Elle rejoint les autres cordes. Encore un ajustement. J’écoute. J’attends le moment où l’accord sera réveillé. Ça dure encore quelques secondes. Il a y une pause et d’un seul coup, toutes les cordes vibrent parfaitement. Je n’y connais rien en musique. Je sais juste que cet accord a la couleur de l’automne. Dans sa chambre, mon fils aîné doit être encore dans son lit. Allongé, sa guitare sur le ventre et les cheveux en bataille sur son oreiller.
Il joue, plaque ses accords parfaitement assortis à la couleur de l’automne. Je ferme les yeux pour mieux voir le ciel bleu que la pluie a lavé. Je ferme les yeux pour mieux écouter. Je n’y connais rien en musique, mais je connais le son de l’automne quand il glisse sans bruit sous la couleur de l’été. La musique que fait la fête, lorsque la fête est finie. L’absence de ses doigts qui fait une trace légère dans le creux de ma main.

This is the springtime of my loving.
The second season I am to know.

Né en 1988, mon fils aîné reprend sur sa guitare des notes inventées par Jimmy Page. Une chanson de Led Zepplin, The Rain Song, écrite en 1973. Note pour note ou presque. Je détecte une ou deux variations qui s’écartent de la version enregistrée en studio. Je pense à un concert et puis j’oublie. Mon esprit s’envole et j’écoute avec mon cœur la guitare de mon fils qui me parle de l’automne. Ces deux garçons avec moi depuis toutes ces années. J’ai toujours pensé que les autres ont un plan dans leur tête, qu’ils ont déjà tout préparé. Les cartables en cuir, les cours d’Anglais et de Chinois, de tennis, de golf. Ce qu’il faut faire ou pas. Ce qu’il faut dire ou pas. Ce qu’il faut penser ou pas. Les bonnes manières. Les bonnes écoles. Tu seras docteur comme papa. Ou président. Conducteur de bus ou d’avions. Avocat. Plombier, tu épouseras une plombière. Marguillier, tu épouseras une marguillière. Alors que moi, je n’ai jamais su. Jamais eu de plan pour eux. Juste une grande peur initiale suivie d’une joie immense de les avoir rencontrés, de les avoir connus, de les avoir aimés. Mon plan, c’était de leur montrer le monde, la montagne et la mer. Mon plan, c’était de les écouter. Mon plan c’était de leur montrer ce que je suis, sans leur dire ce qu’il faut faire. Mon plan, c’était de rester translucide pour que mon empreinte reste légère.
J’ai tellement aimé dessiner. Écrire. Écouter les cordes qui vibrent sur le manche d’une guitare sèche ou d’une Stratocaster rouge. Courir. Traverser les forêts chaudes de l’automne sur un vélo silencieux. Tous ces petits bouts de moi qui ont fini par traverser cet écran translucide.
Upon us all a little rain must fall. Un peu de pluie doit tomber sur chacun d’entre nous.
Tout est si calme dans la maison. L’automne se pose en douceur sur la terre. Mon fils aîné est toujours dans sa chambre. Il joue pour lui tout seul. Il reprend au début. Il laisse parler sa guitare. The Rain Song, la chanson de la pluie.
Dehors, il fait si beau.

J’ai parfois l’impression d’être arrivé quelque part.

Peut-être que

Peut-être que
Je
Ne suis encore pas assez blonde,
Pas encore assez rouge,
Pour te saisir du bout des doigts,
Te soulever du bout des ongles,
Et te faire danser pour moi.

Peut-être que
Je
Ne suis encore pas assez noire,
Pour te saisir entre mes lèvres,
Planter mes dents dans ta chair rouge,
Et te faire crever sous moi.

Je suis ce que je ne suis pas.
Blonde et rouge sur talons rouges
Ou noire et noire, de haut en bas.
Je serai toutes les femmes
Quand tu me regarderas.

Peut-être que
Je
Ne suis encore pas assez longue,
Pour m’enrouler autour de toi.
Te glisser dans mon nœud coulant
Et t’étouffer dans mes bras.

Peut-être que
Tu
Préfères les mains de ta guitare,
Son corps tiède collé contre toi,
Ses hanches rondes dans ta chair rouge,
Six cordes pour te lécher les doigts.

Je suis ce que je ne suis pas.
Blonde et rouge sur talons rouges
Ou noire et noire, de haut en bas.
Je suis toutes les femmes
Quand tu ne me regardes pas

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