Les mots perdus (IV)

À l’hôpital, réunis autour du lit, infirmières et médecins sont venus pour faire le point.
Point par point.
Ce qu’elle entend. Ce qu’elle voit. Ce qu’elle peut faire ou pas. Elle peut se lever ou s’asseoir. Elle peut marcher avec l’aide d’un appareil qui ressemble à un petit chariot de supermarché. On pourrait dire qu’elle peut supermarcher.
Elle peut boire et elle peut manger. Faire un brin de toilette. Pour les toilettes, c’est plus compliqué, mais là, elle peut aider. À 84 ans, ma maman peut encore faire plein de choses, même avec une tache sombre qui reste collée sur son cerveau.

Ensuite on passe aux aspects pratiques. Est-ce qu’on a bien vérifié les hauteurs des seuils et les largeurs de portes? Est-ce que le lit médicalisé est en place? Est-ce que l’ordonnance a bien été transmise à la pharmacie? Est-ce que personnel soignant a bien été informé? Est-ce que l’infirmière sera bien là lundi soir pour la première visite à domicile? Est-ce que tout sera prêt, lorsque maman sera rentrée chez elle, lundi prochain?

Lundi prochain arrive et il fait beau. Ce vent chaud qui souffle ici en cascade s’appelle le foehn. C’est un vent un peu fou qui fait souvent naître un jour d’été au beau milieu de l’hiver. Il fait clair. Il fait net. On dirait qu’une main invisible a nettoyé à grande eau les montagnes pour les mettre à portée de nos mains.
La porte des urgences s’ouvre. Assise sur une chaise roulante, maman franchit le seuil de l’hôpital. D’un seul coup, elle est dehors. Au milieu du soleil et du vent. D’un seul coup, elle retrouve le monde qui sent la terre et l’odeur de l’herbe au printemps. Le bourdonnement des automobiles. D’un seul coup, elle se retrouve au milieu du monde qui brille, qui braille et qui tombe.

Je sais bien qu’elle a peur. Alors, je ne perds pas de temps. La porte de la voiture est ouverte et nous l’installons sur le siège avant. Je referme la porte. Sa valise est déjà dans le coffre. Je m’installe derrière le volant.

Je sais bien qu’elle a peur. Je lui prends la main. Je tourne la clé. Contact. Je démarre tout doucement en essayant d’étouffer la voix du moteur, d’escamoter l’amorce du mouvement. Et de très loin tout au fond de moi remonte comme une marée le flux d’un souvenir enfoui qui me ramène dans un autre temps, devant la porte d’un autre hôpital. Sur le siège avant, la maman est très jeune.  À l’arrière, emmitouflé dans un couffin, notre fils de cinq jours est peut-être en train de dormir. Je démarre aussi doucement que possible. J’essaie d’étouffer le bruit du moteur et d’effacer la trace des courbes sur la route. Je transporte un trésor hautement périssable, un début de vie fragile qu’il faut protéger des chocs et du froid.

À côté de moi, ma maman regarde le paysage qui défile. Dans les vignes, les premières feuilles ont poussé. Elle montre avec son index. Elle dit : « Beau. » Elle porte un survêtement en éponge bleu pâle. Elle a aux pieds une paire de chaussettes anti-dérapantes.

Je transporte une vie fragile. On nait aussi à 84 ans.

« De l’enfance en soi »


Accorte lectrice et lecteur exquis.

Je m’adresse à vous qui venez régulièrement visiter ce lieu en espérant trouver des choses intéressantes à lire et repartez consternés en secouant la tête. Eh bien, pour une fois, vous n’allez pas être déçus. Aujourd’hui, justement, je vous propose de quitter au plus vite cet endroit consternant et d’aller faire un tour Aux Bords Des Mondes.

Vous trouverez là, penchée sur une balustrade un peu rouillée qui surplombe le vide, Isabelle Pariente-Butterlin, philosophe… Attendez! Ne vous enfuyez pas! Laissez-moi vous expliquer! Asseyez-vous. Voilà. Reprenons. Je disais donc : Isabelle Pariente-Butterlin, philosophe, certes, mais philosophe télescopique à écran panoramique. Philosophe ébouriffée et montée sur des ballerines tout-terrain qui ne craignent ni l’eau de pluie ni l’eau de mer. Philosophe fashioniste culottée qui n’hésite pas à braquer Hermès pour lui faucher ses sandales ailées façon glitter.
Une philosophe volante, ça a de l’allure, non? Je vois comme un frémissement dans l’assistance. Vous voyez que vous avez bien fait de rester!

Clairement philosophe lorsqu’il s’agit de parler de Kant, Isabelle Pariente-Butterlin est également philosophe-maman et c’est par ce biais-là que je vous propose de la découvrir. Il y a Aux Bords Des Mondes une série intitulée « De l’enfance en soi » où elle pose son regard de maman sur sa fille, sur ses filles et sur tous les enfants du monde. C’est un regard tendre et tout à fait singulier: le regard d’une femme entre deux mondes, une femme qui aurait retiré ses ballerines pour longer le bord de mer, et qui marche à pieds nus sur cette ligne floue que la terre dessine au bord de l’eau du monde. Je soupçonne Isabelle de n’avoir pas tout à fait quitté le monde de l’enfance. Pas tout à fait. Pas encore. Pas maintenant. Un pied au sec et un pied dans l’eau. Et parfois encore, je la vois qui saute à pieds joints dans une vague trop longue, juste pour une seconde, juste pour sentir le poids de l’eau sur l’ourlet de sa robe. Sentir le vent et le froid des éclaboussures de l’eau sur sa peau éclaboussée de soleil. Fermer les yeux, juste une seconde.

Ensuite, elle poursuit sa course, en équilibre entre deux mondes. Parfois elle trébuche. Elle pose un pied dans l’eau. Parfois elle tombe sur le côté dur de la terre. Vous la voyez à terre. Vous vous précipitez. Le visage tourné vers le sol, elle vous arrête d’un geste de la main. Tout va bien. Elle n’a pas besoin d’aide. C’est juste un accident. Un petit accident. D’ailleurs, elle se relève déjà, les deux genoux constellés d’étoiles de sable dur. Sa bouche tremble un peu. Elle fixe le sol, les yeux trop brillants et le sourire gondolé. Lorsqu’enfin elle relève la tête, son menton tremble encore un peu mais elle vous dit d’une voix claire et en détachant chaque syllabe:

« MÊME PAS MAL! »

En titre, un fragment d’une photo d’Isabelle qui est également la présidente auto-proclamée de l’Académie des Nuages.

Les mots perdus (III)

Allongée sur son lit d’hôpital, ma maman ferme les yeux et joint les mains.

Je vous salue Marie pleine de grâce,
Le seigneur est avec vous.
Vous êtes bénie entre toutes les femmes
Et Jésus, votre enfant est béni.
Sainte Marie mère de Dieu,
Priez pour nous pauvre pécheurs
Maintenant et à l’heure de notre mort.

Il y a quelques semaines, ma maman a eu un Accident Vasculaire Cérébral. Les médecins ont expliqué qu’une tache noire s’est formée dans son cerveau. Cette tache noire se situe dans l’hémisphère gauche, là où se trouve le centre du langage, exactement à l’endroit où elle a construit sa réserve de  mots.

C’est un peu comme une crevasse qui découpe la surface d’un glacier : à la surface on peut voir la ligne accidentée qui marque la frontière entre la neige et le noir. On peut en faire la  cartographie et dessiner un itinéraire qui contourne le danger. En surface, c’est facile, il suffit de faire le tour et de bien mesurer. Mais pour ce qui est de la profondeur, il y a juste ce trou bleu qui se transforme en noir, et on ne mesure pas la profondeur du noir.

Lorsqu’une crevasse déchire la surface du cerveau, un nuage noir se forme et, à la périphérie, un nuage moins noir, que les médecins ont appelé « pénombre ». Un peu de lumière passe dans cette zone grise qui sépare les tissus morts des tissus vivants. Un peu de courant, on ne sait pas combien. Ça fait des courts-circuits et des étincelles. Il y a des fils qui pendent un peu partout. Des fils suspendus qui se balancent dans le vide en attendant l’arrivée du technicien.

Ma maman a perdu les mots. Maintenant, elle les cherche. Tous les jours. Les mots simples et les mots compliqués. Les noms. Les prénoms. Elle essaie de recréer les liens, de relier les lettres qui pourraient décrire les images ou expliquer le monde. Ça fait des courts-circuits et elle s’énerve. Elle fait non de la tête. Elle cherche dans tous les recoins de sa mémoire. Dans les endroits les moins éclairés. Elle cherche. Elle fronce les sourcils. Tout à coup, elle dit : « NUIT ». Elle répète : nuit, nuit, nuit, nuit… Elle écoute le son, elle le met en bouche, elle dépoussière ce mot exhumé du royaume des mots. Elle le nettoie. Elle le polit comme un trésor.  « Nuit ». Ou « peur », ou « manger » ou « difficile ». Tous les mots perdus qui reviennent, un par un, l’un après l’autre. Un mot après l’autre, jour après jour. D’abord, retrouver les mots. Plus tard, il faudra songer à les assembler.

Alors, avant de partir, mon père assis près d’elle lui dit : « Faisons la prière du soir. » Alors, elle ferme les yeux et elle joint les mains. Sans hésiter, elle commence :

Je vous salue Marie, pleine de grâce, le seigneur est avec vous…

D’un seul trait elle dit tous les mots. Elle fait toutes les phrases.
Elle a le visage d’un enfant.

Les mots perdus (I)

Allongée sur son lit d’hôpital, ma maman dit : « Misse! »
Son regard éteint s’est allumé. Son visage s’est animé. Elle se concentre. Elle va parler.

–    Misse!
–    Misse, maman ?
–    Misse!
–    Misse, je ne comprends pas.
–    Misse!
–    Misse, je comprends pas. Tu es mal installée ? Tu veux que je remonte le dossier ?

Elle fait non de la tête. Elle me regarde intensément. Je lui prends la main.

–    Aaaaa. Aaaaa. Aaaaa.
–    Tu es contente maman ?

Elle fait oui de la tête. Oui, vigoureusement.

–    Moi aussi, je suis content. J’ai vraiment eu peur, tu sais ?

Elle dit oui de la tête. Oui, vigoureusement. Elle me regarde encore et là,  je comprends.

–    Misse, ça veut dire merci, pas vrai ?
–    MISSE!

Elle me tend les bras et m’embrasse. On reste comme ça un bon moment. Je me redresse et elle sourit.

–    Misse.
–    Pas de quoi maman.
–    Misse. Misse. Missi. Mer-ci
–    Merci à toi maman.

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