Le Tour de Rien : Jusqu’à la mer

Partir à vélo.
Jusqu’au coin de la rue ou jusqu’à la mer.
Partir léger, deux gourdes remplies d’eau. Dans les poches un peu d’argent, un téléphone portable et un imperméable.

Une chambre à air, joli nom de chambre.
Une pompe accrochée au porte-bidon.

Tracer dans sa tête un itinéraire qui longe le lac, visite les bords d’une rivière et suit la course du vent. S’asseoir sur la margelle d’une fontaine. Tracer sur la carte une ligne imaginaire qui franchit les montagnes et descend jusqu’à la mer. Rêver de lacets, de pavés, d’un point de fuite flou au bout d’une ligne droite. Rêver de champs de blé, de l’odeur de l’été.

À hauteur de selle, voir le monde défiler. Entendre midi sonner, douze coups dans le village assoupi, douze coups métalliques et cuivrés, venus du plus loin de l’enfance.
Douze coups.
S’arrêter sous les platanes. Se redresser. S’ébrouer. Secouer la poussière de ses souliers. Boire une gorgée d’eau tiède. S’asseoir sur une terrasse. Commander une boisson fraîche, dans un grand verre s’il vous plait. Prendre dans ses mains les bulles et la buée. Boire à longs traits glacés.
Boire les kilomètres.
Boire l’été.

Soif. Faim. Le monde simplifié.

Ensuite, on remplit les bidons. On s’étire. On se remet en selle et on démarre, sans forcer. Devant le guidon, une route nouvelle, un paysage jamais traversé. Au bout de ce long faux-plat se dresse une colline. On y va en sifflant et même s’il faudra monter, on est impatient de découvrir ce qu’il y a de l’autre côté.
Une autre colline.
D’autres champs de blé.
Et au bout d’une plaine immense un point bleu brillant, là où le reflux du fleuve fait frissonner la mer.

Face à la mer

En file indienne au flanc de la colline, les phares falots rentrent au bercail, troupeau sans guide et sans berger, troupeau sans queue ni tête que seul mène le hasard d’un domicile et la perspective d’un lit froissé où déposer la fatigue d’une journée après avoir mangé. Il faut bien qu’ils mangent, une fois rentrés. Il faudra bien qu’ils disent, qu’ils racontent ce qui s’est passé, qu’ils bordent les enfants, et pour finir, une dernière cigarette avant de s’endormir.

Chaque soir, toujours pareils, les mêmes feux renaissent aux premières lueurs des crépuscules pendulaires. Grands phares, feux de position ou de croisement, il faut bien qu’ils se croisent sans s’éblouir pour traverser la nuit brillante et arriver sains et saufs de l’autre côté. À quoi pensent-ils dans la tiédeur de leur habitacle ? Veulent-elles vraiment sortir à la prochaine et s’engager sur une route secondaire ? Longer ensuite l’allée, s’engager à droite, prendre l’impasse et s’arrêter devant le garage. Couper le moteur. La lumière du salon brille au troisième étage et la télévision projette sur les murs les images de leur vie secondaire, de leur vie sans issue qui finira toujours dans une voie de garage.

À quoi rêvent-ils à ces heures régulières ?
Pensent-elles chaque soir qu’il suffirait de ne pas sortir à la prochaine, de continuer tout droit et de suivre le halo des phares qui percent les montagnes et traversent les plaines pour se retrouver au petit matin dans une chambre d’hôtel qui fait face à la mer ?

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