Madame H. : C’est dommage. C’est un jeu qui peut durer des heures et qui peut même s’arrêter là.
Patrizia : Génial : on danse, on se touche un peu et après chacun rentre chez soi.
Madame H. : On rentre toujours seule, c’est vrai, mais peut-être qu’avant, il s’est agenouillé.
Patrizia : Comme ça ! D’un coup ! Au milieu de la piste de danse !
Madame H. : Bien sûr que non. Quelque part dans le noir. Vous debout et lui à genoux. Ses mains sur vos fesses et sa langue qui fait son chemin. Deux corps verticaux ne prennent pas de place. Pas besoin d’une chambre ou d’un lit. Juste un bout de mur pour appuyer votre dos. Vous pouvez même garder votre robe, c’est l’immense avantage des bas, vous comprenez ? Les bas s’arrêtent juste là où il faut.
Patrizia : Et faire l’amour, vous avez déjà essayé ? Sans musique. Sans robe. Sans bas. Sans rien. Juste vous et lui allongés sur un lit.
Madame H. : Vous avez une drôle de manière de dire « faire l’amour ». Un peu comme si c’était un gros mot.
Patrizia : Baiser, vous avez déjà essayé ?
Madame H. : Seulement dans les grandes occasions.
Étiquette : Sanguines
Scène 6 (Cont.8)
Patrizia : On pourrait s’embrasser, par exemple.
Madame H. : D’abord se chercher dans le noir. Il a de belles mains, non ? Pourquoi ne pas en profiter ?
Patrizia : Voyons ces mains.
Madame H. : Ses mains, elles remontent des hanches vers les épaules. Elles redescendent. Elles glissent sous le tissu de la robe. Elles remontent jusqu’à la bordure des bas.
Patrizia. : Je ne mets jamais de bas.
Madame H. : Vous devriez.
Patrizia : Les bas, c’est pour les vieilles, non ?
Madame H. : C’est très troublant, les bas. Très érogène. Les jambes au chaud jusqu’à cette ligne qui s’arrête juste sous le pli de vos fesses. Vous dansez et la robe vous caresse, exactement à cet endroit. Vous ne pouvez pas être plus nue et plus habillée à la fois.
Patrizia : Vos préliminaires, c’est de la masturbation ?
Madame H. : De l’auto-érotisation.
Patrizia : OK : auto-allumage d’abord. Ensuite, le cavalier glisse ses mains sous la robe pendant que les autres danseurs continuent à danser.
Madame H. : Les autres danseurs continuent à danser. C’est le jeu.
Patrizia : Ça s’appelle de l’échangisme.
Madame H. : Vous ne comprenez pas.
Patrizia : Si si, je comprends très bien. On met des bas, on sort, on danse, et on se tripote en public.
Madame H. : Justement pas. Ses mains doivent savoir rester invisibles.
Patrizia : J’oubliais, votre cavalier est aussi magicien.
Madame H. : Mais non, il est juste habile, attentionné et courtois. Et il peut vous tenir très longtemps au bout de ses doigts.
Patrizia. : C’est ce que je disais : un magicien.
Madame H. : Vous n’avez jamais rencontré un homme habile de ses mains. ?
Patrizia : Je ne sais pas… Je ne crois pas.
Scène 6 (Cont.7)
Patrizia : Petite dévergondée !
Madame H. : Vous faites chier. Chier. CHIER !
Patrizia : Encore un effort : si vous décroisez les jambes, on pourra vraiment discuter.
Madame H. : Se lève. Se met à marcher, tourne en rond.
Vous aimez danser ?
Patrizia : Danser quoi ? Le Twist ? La Rumba ?
Madame H. : Danser. Danser toute seule, moi j’aime ça. Fermer les yeux. Danser. Mes cheveux qui collent et les bulles de Champagne. Froid, le Champagne. Très froid.
Patrizia : Sur le sable au bord de la plage.
Madame H. : Les pieds nus.
Patrizia : Et vos escarpins ?
Madame H. : Il faut les lancer. Les lancer en l’air et voir qui les rattrape. C’est un jeu très amusant. Tout le monde tend les mains. Il y a une mêlée comme au rugby. Quelqu’un crie : Je l’ai ! Je l’ai ! Il tend le bras très haut. Les autres le tirent. Ils s’agrippent à son bras. Finalement, je récupère ma chaussure et le bras.
Patrizia : Et qu’est-ce qui se passe ensuite ?
Madame H. : Ensuite, ça dépend du bras.
Patrizia : Disons musclé à la peau mate.
Madame H. : Je prends le bras.
Patrizia : Et ensuite ?
Madame H. : Ensuite, on continue à danser. On boit. On se regarde du bout des doigts.
Patrizia : Drôle de façon de s’envoyer en l’air.
Madame H. : Vous devriez essayer les préliminaires.
Scène 6 (Cont.6)
Madame H. : Le danger, à mon âge, serait de m’attacher.
Patrizia : Vous avez peur de quoi ? Des photos ? Des remarques de vos copines ?
Madame H. : Je l’ai très peu utilisé, mon cœur. Très peu. Une fois peut-être. Non. Soyons honnête. Une vraie fois et j’ai bien failli le suivre.
Patrizia : Il était beau ?
Madame H. : Je vous parle de mon cœur.
Patrizia : Et pourquoi vous l’avez planté ?
Madame H. : C’était au début de l’été. J’ai regardé les roses. On voyait encore les traces du râteau sur les allées du jardin. La pelouse avait l’air d’un damier. Tout était parfait et moi j’allais mettre un grand coup de pied dans le gravier. J’ai pensé au jardinier.
Patrizia : J’aimerais bien voir votre jardin.
Madame H. : C’est une grande plate-forme devant les fenêtres du salon. Pas d’arbres, juste des buis, des fleurs et de l’herbe. Comme une longue terrasse suspendue au-dessus de la plaine, vous voyez ? Tout était si… ordonné, c’est ça, ordonné. J’ai marché et je me suis assise tout au bout, sur le rebord de la barrière. J’ai croisé les jambes. Je me suis redressée. Il n’y avait pas de vent. Tout était calme. Je faisais partie du plan. Comme les rosiers, les plates-bandes. Comme les allées de gravier.
Patrizia : À votre place, j’aurais pas hésité.
Madame H. : Et qu’est-ce que vous auriez fait, à ma place ?
Patrizia : J’aurais misé tout mon argent sur un nouveau jardin. Vous avez les moyens, non ? À quoi ça vous sert, tout ce fric, si c’est juste pour vous transformer en plante verte ? Pour vous, tout est possible et rien n’est possible. Vous êtes là, bien droite, les jambes croisées, exactement comme dans votre jardin. Tous les jours la même pose. De l’ordre. De l’ordre ! Surtout pas de vent !
Madame H. : Faites chier.
Scène 6 (cont.5)
Madame H. : J’ai perdu du poids.
Patrizia : Forcément, à force de faire le hamster…
Madame H. : …Rien à voir avec le hamster. J’ai perdu du poids.
Patrizia : La regarde.
C’est vrai, vous avez l’air moins bouffie.
Madame H. : Quel joli compliment. Et vous savez quoi ? Hier soir, j’ai oublié de prendre mes somnifères. J’étais si fatiguée. Je me suis couchée, je ne me souviens même pas de m’être endormie.
Patrizia : Gros bébé va !
Madame H. : Vous ne comprenez pas. Je prends des somnifères tous les soirs depuis des années. J’ai commencé juste après mon mariage.
Patrizia : Tout ce sexe, tout d’un coup, forcément ça excite et après on dort plus.
Madame H. : Je vous rappelle que mon mari fabrique et moi je vends.
Patrizia : Même pas une petite gâterie de temps en temps ?
Madame H. : Nous faisons chambre à part. C’était dans le contrat.
Patrizia : Et ça vous arrive de baiser sans un avocat ?
Madame H. : Vous savez, l’avantage avec les contrats, c’est la précision. D’un côté, il y a le prix, de l’autre la liste des prestations. Et puis, il y a les limites aussi. Je ne supporte pas qu’un homme dorme dans mon lit. Essayez de congédier un amant après avoir fait l’amour avec lui.
Patrizia : Moi, j’aimais bien quand Toni dormait avec moi.
Madame H. : Le syndrome du doudou.
Patrizia : L’avantage avec un homme qu’on aime, c’est de l’aimer la nuit et même le matin quand il se gratte les fesses en sortant du lit.
Madame H. : Et un jour il vous quitte en se grattant les fesses.
Patrizia : Et vos employés, vous les démissionnez ?
Madame H. : Ce sont des hommes de compagnie, que je paie, c’est vrai, mais qui aiment aussi être avec moi. Je ne suis pas si vieille, je peux encore faire illusion si la lumière n’est pas trop directe.
Patrizia : Alors, un petit dîner aux chandelles…
Madame H. : Et pourquoi pas ? Ces hommes sont comme vous et moi. Ce sont des jeunes gens charmants, cultivés. Ils ont un cœur, aussi.
Patrizia : Et ils n’aiment pas être jetés.
Madame H. : Quelquefois, oui, ça peut arriver.
Patrizia : C’est là que vos avocats ressortent le contrat.
Scène 6 (cont.4)
Madame H. : J’irais bien marcher sous la pluie.
Patrizia : Oui mais là, il fait beau.
Madame H. : Il n’y a plus de printemps.
Patrizia : Ouvre la bouche pour dire quelque chose. S’interrompt.
Au printemps, il pleut souvent.
Madame H. : Et on entend le bruit du vent.
Patrizia : Elle avance bien, votre petite poésie…
Madame H. : … Le bruit du vent dans les feuilles. Chez mes grands-parents, il y avait un grand parc. Je fermais les yeux et j’essayais de m’orienter en écoutant le bruit du vent. Les arbres à aiguilles sifflent, ils s’énervent, on dirait des serpents. Les bouleaux sont plus métalliques que les tilleuls. Les platanes résonnent comme des vagues. J’étais une petite fille un peu seule mais très gaie. Je courais tout le temps. Je suis toujours très gaie et j’ai 54 ans.
Patrizia : On ne court plus à 54 ans.
Madame H. : Ah bon ? Et qu’est-ce qu’on fait à 54 ans ?
Patrizia : On achète un déambulateur.
Madame H. : Je cours plus vite et plus longtemps que vous.
Patrizia : Rit
Et votre papa il est plus fort que le mien. Et vos jouets, ils sont plus beaux que les miens. Et si je vous embête vous direz tout à votre maman. Moi, je vous embête pas, je vous regarde courir sur votre tapis roulant. Courir. Courir. Vous courez après quoi ? Après la petite fille dans le parc ? Après vos gigolos à la peau mate ?
Madame H. : Je cours pour que mes jambes continuent de courir.
Patrizia : Moi, je ne cours pas. Pas besoin. Tout fonctionne très bien comme ça sans rien faire. Tandis que vous, vous devez continuer à faire le hamster sur votre tapis roulant. Si jamais le tapis s’arrête, vous fondez, vous faites une grosse flaque par terre, une grosse flaque de graisse de hamster.
Scène 6 (cont.3)
Madame H. : S’il vous plaît, levez-vous et allons dîner.
Patrizia : J’ai pas faim.
Madame H. : Moi j’ai faim et j’ai soif. On pourrait commander des huîtres ! Des huîtres avec une coupe de Champagne !
Patrizia : Pas question. Je ne veux pas une goutte de votre alcool dans mon système sanguin.
Madame H. : Juste une coupe.
Patrizia : Le contrat ne m’oblige pas à boire du Champagne.
Madame H. : Alors du vin rouge. Du vin rouge de votre pays.
Patrizia : Le contrat ne m’oblige pas à boire du vin rouge.
Madame H. : Juste un verre.
Patrizia : : Non. On ne boit pas d’alcool et on reste ici pour manger. Vous dans votre chambre et moi dans la mienne. J’ai plus envie de voir votre figure de l’autre côté de la table. Et les serveurs qui font toujours semblant de regarder ailleurs. Tous muets, les serveurs. Vous auriez dû engager des robots. J’ai plus envie de vous voir manger à petits coups de fourchette, on dirait une petite souris bien propre. D’ailleurs, vous ne mangez pas, vous grignotez.
Madame H. : On m’a appris à manger proprement.
Patrizia : Vous faites tout très proprement. Vous êtes une fille très propre. C’est très bien.
Madame H. : Vous devriez prendre une douche.
Patrizia : Et moi je suis une fille sale. Très sale. Très sale et très méchante. Il faudrait me punir vous savez.
Madame H. : Se lève et se met à arpenter la pièce aussi loin que permet le cordon.
Il a fait beau aujourd’hui.
Patrizia : J’ai plus envie de vous entendre, aussi.
Madame H. : La pelouse a reverdi et les arbres ont des feuilles.
Patrizia : Vous préparez une petite poésie pour la venue du printemps ?
Madame H. : Ça fait des années que je n’ai pas vu le printemps.
Patrizia : Alors je vous explique. En tout, il y a quatre saisons : le printemps, l’été, l’automne et l’hiver. En été il fait chaud. En automne il fait moins chaud. En hiver il fait froid et au printemps il pleut.
Scène 2 (cont.3)
Madame H : Ça veut dire que c’est à vous de décider.
Patrizia : Alors c’est oui tout de suite.
Madame H : Tout de suite ! Magnifique ! Rappelez-moi votre âge s’il vous plait.
Patrizia : J’ai 23 ans.
Madame H : Exactement. Vous avez 23 ans. Un enfant. Quelqu’un que vous ne connaissez pas vous propose de signer un contrat que vous n’avez pas lu et vous signez sans hésiter.
Patrizia : J’ai besoin d’argent.
Madame H : Vous avez bien lu le texte de l’annonce.
Patrizia : Je l’ai lu. Plusieurs fois. Surtout le salaire.
Madame H : Et le mot « expérience », vous l’avez lu aussi ?
Patrizia : J’ai aussi lu « expérience », oui.
Madame H : Et vous ne vous êtes pas demandée en quoi allait consister cette « expérience » ?
Patrizia : J’ai pensé à une étude sur les effets secondaires d’un nouveau médicament.
Madame H : Et si c’était vrai ? Vous seriez prête à mettre votre santé en danger pour 9000 Euros par mois ?
Patrizia : 9500 Euros.
Madame H : Si vous voulez. Mais répondez à ma question.
Patrizia : Je suis prête à pas mal de choses pour 9500 Euros par mois.
Madame H : Vous seriez prête à… Je ne sais pas moi… À donner un rein pour ce prix-là ?
Patrizia : Réfléchit en silence.
Peut-être… Je ne crois pas.
Madame H : Nous parlons d’un contrat d’une durée de six mois. 9500 Euros multipliés par 6, ce qui fait un total de 75’000 Euros.
Patrizia : Je veux qu’on me dise exactement comment va se passer l’opération. Ce que je risque. Et aussi, comment sera ma vie après.
Madame H : On vit très bien avec un seul rein…
Patrizia : Et aussi, je veux voir le chirurgien !
Madame H : … Mais il ne s’agit pas du tout de cela mademoiselle. Nous sommes en pleine forme, moi et mes deux reins. L’annonce parle d’une expérience. Une expérience, pas une opération.
Patrizia : Mais vous venez de dire qu’on vit très bien avec un rein.
Madame H : C’était juste un exemple. En réalité, il n’y aura pas d’opération, juste une petite incision. Rien de compliqué, vous verrez. Je vais appeler le médecin. Il va tout vous expliquer.
Scène 2 (cont.2)
Patrizia : Est-ce que nous allons dormir dans le même lit ?
Madame H : Éclate d’un rire amusé.
Vous voulez faire un autre bébé ?
Rit encore. Reprend son sérieux, regarde Patrizia au fond des yeux.
Nous ferons lits séparés mademoiselle. Soyez sans crainte, je ne suis pas celle que vous croyez.
Pouffe encore. Se reprend.
Je côtoie tous les jours les plus belles femmes du monde. C’est mon métier : ajouter du beau à la beauté. Décorer des corps parfaits. Habiller des peaux impeccables que je n’ai jamais eu envie de toucher. On ne choisit pas. J’aime les mains des hommes, leur cou, leur nuque. Leurs veines. Leur barbe quand ils se réveillent. Leur tête ahurie le matin. On dirait qu’ils émergent des profondeurs de la terre. Moi, j’ai le sommeil léger. J’ai froid. Je me retourne. Je vais à la cuisine. Je me fais un thé. Je reviens me coucher. Je refais le plan de la journée. Je regarde le noir du plafond. Je m’endors toujours sur la pointe des pieds.
Alors, pas question de partager le même lit, mademoiselle. Nous ferons cause commune mais chacune de son côté.
Patrizia : Ça veut dire que je suis engagée ?
Scène 2 (cont. 1)
Patrizia : De la chance, vous croyez ?
Madame H : Bien sûr ! Réfléchissez : dans une vingtaine d’années votre fils s’en ira.
Patrizia : Mon fils s’en ira…
Madame H : … Et vous serez assez mûre pour être jeune. On n’a aucune conscience d’avoir vingt ans quand on a vingt ans. C’est l’acné, vous voyez, l’acné bouche tout, les pores, la vue et le cerveau. Ensuite, la vie se charge de vous nettoyer la peau. Qui vous a appris le Français ?
Patrizia : C’est ma mère.
Madame H : Votre mère fait tout chez vous.
Patrizia : Ma mère est Française.
Madame H : Et c’est elle qui vous a appris à rouler les « r » ?
Patrizia : J’y arriverai.
Madame H : Après toutes ces années…
Patrizia : Je sais que j’y arriverai.
Madame H : Pourquoi pas ? Après tout, je serai là jour et nuit pour vous corriger. Jour et nuit pendant six mois. Vous avez bien réfléchi à ça ?
Patrizia : Justement, je ne comprends pas. Est-ce que ça veut dire que nous allons aussi dormir ensemble ?
Madame H : Mademoiselle, vous n’avez pas fait tout ce chemin pour me venir me dire que vous n’avez pas bien lu mon offre d’emploi ?
Patrizia : J’ai bien lu, seulement…
Madame H : Seulement quoi ?
Patrizia : Seulement, la nuit, vous comprenez ?
Madame H : Non. Je ne comprends pas.