Photo de famille

Il entre.

Il sourit au garçon, un sourire immense qui creuse deux trous noirs aux coins de sa bouche.

Il allume ses yeux pour que cette soirée soit belle, que le repas soit bon. De tout son corps tendu il veut que les étoiles brillent pour sa femme, pour son fils, pour le bébé qui dort.

Il sourit large au garçon, oui, pour le vin, du rosé ce sera très bien.

Il encourage son fils à choisir quelque chose de cher, quelque chose de bon. Pour eux  ce soir, rien que le meilleur, le plus beau, le garçon en habit, les couverts qui scintillent et la moitié de lune accrochée aux branches des pins parasols.

Il sourit, il sourit encore, il les regarde intensément, sa femme et ses deux enfants. Il voudrait qu’ils fabriquent ensemble un souvenir aussi tendre et soyeux que le vent doux qui caresse les bras nus de cette nuit d’été.

Le ciel tire à balles réelles

Couleur charbon, les nuages. Solides, compacts, opaques, noirs minuit. En rangs serrés, ils s’avancent velus, obèses, leur ventre qui traine au ras du sol. L’orage rage, encore et encore, le ciel craque et se fend. Aucune sirène et pourtant, c’est un nouveau bombardement. Le sol crépite, la terre tremble, se soulève et le sol vole en éclats.
Le ciel tire à balles réelles, mitraille, défouraille à tout va. Le ciel en a marre de nos gueules d’atmosphère, il a trop vu nos têtes de culs, il n’en peut plus, le ciel. Alors, chaque jour, à heures régulières, il nous balance tout ce qu’il a sur le coin de nos tronches. Du vent à déraciner les arbres. De l’eau, par plein tonneaux. Et de grands seaux de glace concassée pour former un essaim de projectiles lancés à l’assaut des pare-brise qu’ils fracassent avec entrain.

Des congères se forment sur les bords de l’été.

On n’y voit plus rien, alors on court sans queue ni tête, un pardessus dérisoire sur nos crânes déplumés. Une branche passe. Une tuile s’écrase. Le ciel se gave d’objets épars qu’il recrache au hasard. C’est le moment qu’il préfère, le ciel, quand ça bastonne, quand les tables passent en sifflant au-dessus de nos têtes, quand il fait s’envoler tout ce qui n’est pas fait pour voler. Il aime le contraste, le côté décalé et nos regards apeurés quand il nous met le monde à l’envers.

Juillet à l’heure de l’ère glaciaire.

Nous nous taisons. Nous nous terrons. Infiniment fragiles.
Petits.
Perméables.
Nous ne sommes pas à l’épreuve des balles.

Une plage de temps immense et bleu

L’été avance doucement et les nuages s’égaient, poussés par le vent.
Il faudrait pouvoir tenir les rênes du vent, retenir dans le creux de mes mains jointes les gouttes de secondes, regarder le bleu du ciel qui se reflète à la surface de ce petit lac brillant. Garder une heure, précieusement, entre mes paumes serrées, l’étendre au soleil et rester là, immobile, les yeux dans les yeux du temps.

Je voudrais une plage de temps immense et bleu, oultremer et tranquille, indigo et paresseux. Un moment posé entre le ciel et l’eau, allongé à la lisière du crépuscule. Un moment confortable, où il ferait bon s’installer, déplier l’étendue d’une grande couverture et d’une nappe à carreaux. S’asseoir. Sortir du panier un pain rond et doré, des verres et des bouteilles installées à la traîne, le long du ruisseau. S’allonger sur le dos. Écouter le bruit de l’eau. Fermer les yeux. Laisser venir les images et les mots, le clapotis irisé des phrases qui viennent s’échouer dans les hautes herbes en vagues irrégulières.
Raconter une histoire qui commencerait par : « Il était une fois » et qui parlerait d’un monde où le temps se serait arrêté.
Écrire, et au milieu du texte, découvrir quelque part entre deux pages, un interstice infime, une fente taillée dans le grain du papier. S’y glisser, faire passer prudemment la tête et les épaules avant de perdre pied. Tomber sans fin le long des caractères, être éjecté, sauter un paragraphe ou un chapitre entier. Se remettre en selle. Revenir à la ligne. Revenir au début et tout recommencer, retourner chaque mot sans jamais se presser. Labourer chaque page, tracer des sillons rectilignes et bien ensemencer. S’asseoir au milieu de l’histoire, déplier une couverture et une nappe à carreaux. Sortir le pain et le vin. S’allonger sur le dos et attendre patiemment que le texte ait fini de lever.

À la fin du mois d’août moissonner les mots de l’été.

Choisis ton nuage

Le soir qui tombe dépose une couche d’orange, une couche de bleu sur la résille de fils soyeux tendus au-dessus du lac étale, entre les deux rangées de montagnes. Le crépuscule tiède inonde le ciel d’une coulée de caramel fondu qui se mélange à l’or de l’eau.

On dirait la mer.

Le soleil se pose et tout s’apaise.

Juste une vibration imperceptible au fond de l’horizon, les pigments de couleur qu’une main invisible estompe pour brouiller les secondes, mélanger les poussières de jour aux poussières de nuit.

Sweet Summer, Gimme Shelter.

Derrière moi, le mur de pierre est encore gorgé d’été. Le lac d’huile s’enroule autour de mes chevilles et des voiliers immobiles. Un nuage filigrane s’étire sur toute la largeur du ciel, je le reconnais, je lui fais signe, c’est le nuage de juillet. Il se penche vers moi pour que je le caresse, que j’en fasse le tour du bout de l’index.

Pick up your cloud, choisis ton nuage.

Je tiens l’été dans le creux de ma main.

Un roman de plage

Il faudrait écrire un roman bleu et chaud qui s’avancerait doucement sur la plage, roulerait délicatement sur les grains de sable et sous la plante des pieds, avant de repartir au large, au fin fond de l’été.

Un roman de plage, quel beau nom de roman. Fluide. Liquide. Pas trop bruyant pour ne pas couvrir la voix des enfants. Ni trop lourd ni trop léger, juste le poids qu’il faut pour le tenir à bout de bras sans trop se fatiguer. Du papier assez granuleux pour aimer le sable et l’ambre solaire. Des pages épaisses pour absorber l’eau de la mer, jaunir et s’imprégner en vieillissant de cette merveilleuse odeur de vacances et de grenier.

Un livre gondolé qu’on a oublié, qu’on retrouve un jour, par hasard, et les vagues inscrites sur la tranche des pages nous renvoient le souvenir diffus d’un carré de ciel bleu, de la mer et des enfants qui jouent dans les vagues.

Un livre de plage qu’on relirait une nuit d’hiver pour rallumer l’été.

Quand arriva le froid

Rien d’autre que le bleu du ciel.
Bleu pur. Bleu métallique. Bleu électrique, intense, profond et long. Bleu intact.
Suspendue entre le bleu des montagnes et l’argent du lac une ligne blanche et flottante. La brume que l’eau exhale et qui porte les montagnes sur ses épaules. Cette ligne d’horizon blanche coupe en deux le monde, la ligne de coupe avance au ras de l’eau, à mesure que les montagnes s’envolent.

Tout est si calme et bleu. L’été vient d’atterrir sur la terre. Vient d’effacer jusqu’au dernier souvenir de l’hiver.
Alors, l’été arriva, chargé de bleu. L’été devint la seule saison, le seul ciel possible. L’été demeura ainsi, ses deux pieds bien plantés dans la terre. À la fin du jour, le soleil se coucha en attendant la fin de la nuit et revint le matin suivant, tout aussi brillant et jaune. Le même soleil, chaque jour, encore et encore. Chaque jour un autre jour d’été. Chaque jour une autre nuit d’été. De l’été pour le crépuscule. De l’été pour l’aube. De l’été au petit matin. De l’été avant de dire bonne nuit.

Quand arriva l’air froid, j’ai cru que c’était de l’air conditionné.

Tous les étés du monde

A l’ombre bleue d’un cèdre vert
J’ai passé les heures les plus délicieuses
De tous les étés du monde.
Les heures les plus dorées
Les plus mauves
Les heures les plus tendres aussi.
Gorgées de soleil
Et noyées de ciel bleu.

A l’ombre bleu-minuit d’un cèdre gris
Adossé aux étais de l’été,
Sa peau claire
Me racontait des histoires.
La trajectoire
De la balle d’un sniper,
Son impact,
Le choc mou
D’un corps qui tombe
Sur le sol dur.
Un vers d’Éluard.
Et danser la nuit
De tout son corps
L’aiguille de son talon
Plantée dans le cœur
Des bombes qui tombent.

A l’ombre verte d’un cèdre bleu
Elle a dit alors et elle a ri.
Le ciel peut bien nous tomber sur la tête
Et a-lors ?
Elle se renverse, elle se retourne.
Elle me tend son visage.
Elle glisse ses doigts dans les miens.
Le soleil coule dans ses yeux noirs
Qui réfléchissent le bleu
D’un ciel parfait.
Le vert d’un cèdre gris
Le blond de ses cheveux cendrés
Mes minutes se souviennent
De cet après-midi
Où l’été attendri
A bien voulu fixer le ciel
Et arrêter le temps
Pour deux corps enlacés au soleil.

Les choses qui tombent

Il faudrait toujours porter un casque.
Intégral.
Il faudrait toujours rester à l’abri d’une table
En béton armé.
Il faudrait toujours transporter, au-dessus de sa tête,
Un toit en acier inoxydable.
Vivre à l’intérieur de son armure.
Dans un abri à l’abri
Des choses qui tombent.
Parce que si vous levez les yeux au ciel,
Vous verrez des fissures.
Vous verrez le jour entre deux nuages.
Vous verrez la nuit entre deux étoiles.

Alors ne vous étonnez pas
Si une nuit, sans prévenir,
Un bout de ciel cassé se détache,
Glisse entre deux fissures.
Traverse en sifflant l’air doux de l’été.
Et vous fracasse le crâne
Juste au moment où
Vous sortez de votre armure.
Pour prendre l’air d’une nuit d’été.

Deuxième promenade : entre demain et aujourd’hui

Dimanche, le matin calme regarde le ciel qui s’anime.

L’air est encore bleu de la nuit. Il fait doux. Les couleurs attendent encore un peu. Encore un instant. Que les yeux se réveillent. Que le café fume. Les couleurs attendent et je regarde dehors. Ce sera une belle journée. Une journée de plein été, remplie d’heures immenses et ensoleillées. Ce soir, le soleil n’en finira pas de se coucher, de ne pas toucher ce point de contact tout au bout de l’ouest. Il y aura un instant où ce point s’enfoncera, où la terre basculera pour repousser la nuit. Une minute encore, juste une minute.

C’est un jour d’été finissant et rempli de taches de couleurs. Sur l’herbe rase, les feuilles découpent des zones d’ombre nettes et floues. Toutes les nuances qui vont du vert pomme au bleu foncé. C’est un pré impressionniste. Un pré peint à la main. Un pré au bord de l’automne. Un pré fait pour ses mains. Elle marche, je marche. Elle regarde le ciel bleu pétrole et les feuilles des arbres. Elle me demande si l’automne arrive et quand les feuilles des arbres tombent. Je réfléchis. Elle et moi avons toujours les mêmes questions. Et les mêmes réponses. Je regarde les arbres. Pourquoi les feuilles tombent ? Pourquoi les feuilles devraient tomber un jour, alors qu’il fait si beau ? Alors qu’il fait si chaud ? Chaque année les feuilles rouillent et sèchent. Personne ne s’étonne. Personne ne s’énerve. Je voudrais bien qu’on m’explique. Je voudrais bien m’énerver.
Je la regarde. Alors, les feuilles s’arrêtent de tomber.

Je marche seul et c’est le cœur de l’été. L’air est épais de chaleur. Je marche seul au cœur de l’été. L’ombre est fraîche au-dessous de mon arbre, bien planté au milieu du pré. Peu importe le temps et combien d’aubes ou combien de dimanches.
Elle arrivera dans le matin ou dans l’après-midi.

Elle reviendra le soir et moi, j’aurai le crépuscule heureux.

En attendant juillet

C’est un jour gris et bas. Un jour sans ciel.
Un jour d’automne venu tacher l’été.
L’automne en automne c’est déjà difficile,
Il faudrait interdire l’automne en été.

C’est un jour d’été gris et bas.
Les oiseaux se taisent, qu’on entende les corbeaux. 
C’est un jour humide et la pluie se retient de tomber : 
Le gris serait moins gris et il y aurait de l’été.
La pluie pourrait faire penser à l’orage,
La pluie pourrait prendre une couleur de l’été.
Alors, les gouttes s’accrochent et refusent de tomber.

C’est un temps pour attendre quand on n’aime pas attendre.
Un temps suspendu comme un pont suspendu.
L’été se retient et moi, j’attends juillet.

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