Donc, le printemps

On me dit que je ne suis pas gai. On me dit que je repeins le monde en gris terne, en gris souris, en gris sale ou en gris de cafard. Il paraît qu’à me lire on attrape le bourdon, le chien noir, comme l’appelait Churchill. Je serais devenu une source de soupirs et de désenchantement.

Alors là, je dis non. Il faut qu’ici règnent la joie les fleurs et l’esbaudissement. Donc, je vous prierai de bien vouloir vous asseoir à vos pupitres et d’ouvrir vos cahiers. Trempez vos porte-plumes dans vos encriers. Écrivez.

Le printemps.

Hier, c’était le printemps. Le soleil s’est levé. D’un seul coup l’herbe a poussé. Pas une herbe en conserve ou en pâte à modeler, non, une herbe capiteuse et tendre qu’on voudrait aller brouter, à quatre pattes dans les pâturages avec une cloche autour du cou et « Marguerite » brodé en lettres fleuries sur le cuir de la sangle. On voudrait être une vache luisante, noire et blanche, au large museau rose, on voudrait s’appeler Marguerite pour aller tondre ces irréels pâturages, s’en mettre jusque-là de toute cette verdure qui brille d’un seul coup sous le ciel indigo que les dernières neiges ont essoré et repassé de frais.

On voudrait être une vache pour regarder passer tous les trains et les automobiles enfilées en gouttes brillantes par le fil flottant des autoroutes. On voudrait être Marguerite pour rester là des heures à sentir l’odeur des cailloux réchauffées par le soleil, l’odeur de l’asphalte tiède, et toutes les autres odeurs ressuscitées par le retour de la première chaleur. On voudrait se coucher au beau milieu du paysage, attendre l’arrivée d’un nuage, attendre paisiblement, au milieu des fleurs et du tronc nu des arbres, rester là sans bouger dans l’air tiède et vibrant. Suivre des yeux la course du soleil. Rester là sans bouger. Être une vache qui rumine au milieu d’un champ.

Et de toutes ses forces respirer le printemps.

Petit traité d’ataraxie bovine

La vache broute. Ensuite, elle rumine en regardant le train. Le soir, elle rentre à l’étable en attendant la traite du lendemain.

« Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,
Simple et tranquille.
Cette paisible rumeur-là
Vient de la ville. »

Verlaine a écrit ce poème pastoral en regardant le ciel par-dessus son toit mais une vache dans un pré aurait également fait l’affaire. La vache broute, simple et tranquille et mon Dieu que la vie est là, lorsque s’éteignent les lumières de la ville. De la vache, il me manque l’estomac en cascade, l’œil velouté et les quatre sabots plantés jusqu’au fond de la terre. Il me manque le port altier et le détachement des choses de ce monde. La linéarité marmoréenne. L’état de lévitation agreste atteint après de longues heures de digestion. Je mentionnerai même une absence totale d’ataraxie bovine, si je ne craignais pas le déchaînement de certaines forces philosophiques que l’association de ces deux termes pourrait provoquer.
Donc, la vache rumine, simple, tranquille et sans crainte du lendemain. Les trains passent et elle regarde. Les nuages passent et elle regarde. Elle connait le goût de l’herbe après la rosée et l’odeur sucrée des fleurs jaunes. Quand le soir tombe, elle rentre à l’étable. Demain, il y aura de l’herbe et des fleurs jaunes. Peut-être qu’il fera beau, demain.
Les trains repartiront vers la ville.
Les trains reviendront demain.
Il y aura des fleurs.
Et un autre demain après demain.

L’affaire du Gruyère II

Assis au milieu de ses 400 fromages anonymes, le fromager français se désole.
400 fromages ne suffisent pas, alors qu’il suffirait d’un seul Gruyère d’un seul Parmesan pour que le lait tricolore inonde jusqu’à plus soif tous les étals du grand marché mondial. Le soir tombe. Les vaches sont rentrées. Demain au petit matin il faudra traire, chauffer, faire cailler, remplir les formes de bois, mettre sous presse. Attendre ensuite. Attendre l’aube nouvelle, que naisse une nouvelle meule anonyme et sans joie.

Le soir est tombé.
Le fromager hexagonal se dit à quoi bon ? Quand le lait est tiré, il faut le boire. Pas le transformer en tomme, fromage ou yaourt zéro calorie. Mais comment ils ont fait, les autres ? Comment ? Et là, saisi d’une inspiration subite, le fromager gaulois court vers son automobile, démarre en trombe en laissant derrière lui un nuage de fumée qu’on devine plutôt qu’on ne le voit, vu que le soir est tombé. Il arrive juste avant l’heure de la fermeture devant les portes du supermarché. Il tremble. Il frémit. Il court. Il enserre dans ses doigts gourds un morceau de Gruyère emballé sous vide. Il reprend sa voiture. Il rentre chez lui. Il s’enferme trois jours dans son laboratoire. Trois nuits aussi. Il passe le morceau de Gruyère à la centrifugeuse quantique pour en extraire les plus secrets atomes, les plus intimes molécules. Il note. Il compose des formules. Il calcule le temps de chauffage. Passe la croûte aux rayons gamma pour découvrir la composition de la saumure. Sous son microscope apparaissent tous les détails de la structure extérieure, il en déduit le grain de la toile utilisée pour envelopper le caillé avant le moulage. Il note encore.

À l’aube du quatrième jour, le fromager Rhône-alpin ou franc-comtois se met à l’ouvrage. Il fait tiédir le lait, ajoute les nouveaux ferments, la présure, découpe le caillé, le met dans les moules, le presse un bon coup. Plonge les meules fraîches dans un bain de saumure inédit. Les dépose dans sa cave pour qu’elles puissent se reposer dans le noir. Chaque matin, il les caresse, les retourne, les frotte d’un peu de sel. Il les hume. Il éprouve de la paume le grain de leur surface. Il les regarde. Il les espère.  A l’aube du cent-vingtième jour, n’y tenant plus, il se décide.

Il prend un couteau à deux poignées. À la lame large et épaisse. Au fil plus tranchant qu’un rasoir. Il plonge l’acier brillant au cœur de la première meule. Il fait une deuxième entaille qui rejoint la première. Il extrait un quartier de fromage et là, son sang se glace d’effroi.

Bien jaune sous sa croûte rousse, LA PÂTE DU FROMAGE EST REMPLIE DE TROUS.

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