Sa voix sur mon épaule

Les gens qui meurent vivent ailleurs.
À côté, devant, derrière, en parallèle de soi.
Quelquefois juste au-dessus pour qu’on ne les voie pas. Sans gêner. Sans jamais ralentir notre course folle vers un quai de gare ou une médaille olympique. Mais les morts nous bousculent parfois, excuse-moi, c’est encore moi. Faudrait qu’on parle. Je sais bien que tu n’as pas une minute à toi. Des rendez-vous importants. Des réunions importantes. Des choses à faire. À dire. À regarder. À ne pas oublier. Moi, je ne t’oublie pas. Je vois bien que tu déconnes. Tu te divertis. Tu t’étourdis.
_ Tu m’ennuies. Mort ou vivant tu es toujours aussi chiant.
_ 8 paires de skis quand même.
_ Pardon ?
_ Tes 8 paires de skis.
_ Quoi mes 8 paires de skis ?
_ Tu te souviens ? Tu n’as qu’un seul cul.
_ Air connu. J’ai aussi 32 dents…
_ …Et une seule brosse à dent. Plus tu vieillis, plus tu te répètes. Le gâtisme te guette.
_ Jolie allitération. Tu veux te lancer dans la chanson ?
_ Justement, parlons de ta guitare, la Stratocaster qui prend la poussière.
_ Rime riche, hourra.
_ Il va falloir du temps pour te nettoyer la tête. Des années. Oublie pas. Acheter des trucs en prévision de, c’est complètement débile. Les prévisions sont pas fiables. Il y a le vent et les orages. Un jour la montagne se fend. Toi tu descends au fond du couloir et ta tête explose entre deux virages.
_ Fait chier Hervé.
_ Je sais ma grande. Je te laisse méditer sur tout ça. La bise au chat.

Tombal

C’est bête une tombe. Une boîte en bois remplie d’os dans un trou rempli de terre. Au-dessus, le signe d’une croyance, une plaque de marbre poli, une gerbe fanée, du gravier ou rien du tout, un terrain vague, des herbes folles qui mangent une pierre plate érodée par la pluie et le vent.

On sait bien que c’est pour de rire, la photo pâlie, jaunie, les deux dates, né le, mort le. Mort, mort surtout, circulez, il n’y a rien à voir et les morts n’en nont plus rien à cirer, les morts sont hautement inflammables, tout à fait biodégradables bien que les concepteurs de cercueils modernes fassent état de progrès significatifs en matière de conservation longue durée.

Alors, pourquoi on pleure encore ?

Entre deux temps

On ferait mieux de s’arrêter.
Pendant qu’il est encore temps.
Temps de regarder.
De laisser le monde passer à toute allure autour de soi. Soi immobile. Soi juste content d’être assis là, sans parole, sans image, soi sans bruit. Quelques secondes pour rien, assis, tranquilles, pendant que le soir tombe et que s’estompe le bruit des automobiles. Le ciel laiteux couve un orage et les oiseaux frôlent la cime des arbres. Le vent hésite à faire avancer l’aiguille des secondes vers une autre minute, une autre heure, un autre jour. 

On ferait mieux de se blottir dans cet instant fragile et figé avant que le ciel ne se déchire et nous tombe sur la tête. Même les oiseaux ont arrêté de chanter. L’horizon sourd et gronde, la poussière du jour se soulève, brouille le regard, trouble le contour des collines au loin, met un grand coup d’estompe sur les bords du dessin.

Rester là, tranquilles, sans bouger, sans rien attendre ni rien espérer.

Larmes, carottes et brocolis

J’ai faim.
Il paraît que l’appétit diminue avec l’âge.
Je me demande bien qui a inventé ça.
J’ai faim et je me retiens. On finit de mâcher sa bouchée avant d’enfourner une deuxième cargaison de pâtes, de carottes ou de brocolis. Maman a dit. Oui, mais moi j’ai faim, maman, tu vois, je pourrais avaler un œuf ou un bœuf, c’est selon, c’est juste une expression.
Aussi, on ne mange pas la tête dans son assiette, en position de recherche de vitesse, histoire de réduire le temps de passage entre la bouche et la bouffe. On fait une pause. On se redresse. On regarde autour de soi. On tombe sur le regard d’une jeune femme assise dans l’angle de la salle et ce regard s’accroche à soi. À moi. Fixe. Long. Plat. Gêné je baisse les yeux. Sur sa table, rien. Pas d’assiette, pas de fourchette, pas de couteau. Pas même un verre d’eau. Ici, tout le monde mange et tout le monde boit. L’heure de midi est remplie d’estomacs. Le buffet ne désemplit pas. Entrecôtes. Cordons bleus. Filets de carrelet. Légumes. Pâtes à la carbonara. 
Je replonge le nez dans mes légumes. Brocolis. Carottes. Pâtes aussi. J’essaie mais c’est plus fort que moi, je sais bien, elle est toujours là, en diagonale, à quatre ou cinq mètres, seule, devant sa table vide, son regard fixe encore, pas une invitation, non, une question, un appel, à quoi, je ne sais pas. 

Un mot suffirait peut-être.
Un mot, c’est ça.
Quelque chose comme : «Ça va aller, ne vous en faites pas. .»
Ou alors : «Tout va bien, madame ?»
Ou peut-être un geste, juste un geste de regret, un signe de la main pour dire désolé, il faut que j’y aille, je suis attendu au travail.

Je n’ai rien fait de tout ça. Je me suis levé. J’ai rangé mon plateau et je suis parti en ayant l’air de rien, en faisant comme si je n’avais rien vu, rien compris à ce regard que j’ai déjà croisé quelques fois en d’autres temps, en d’autres lieux.
De peur d’avoir mal interprété, de peur de m’être trompé.
De peur d’avoir eu raison, de ne pas savoir comment faire pour empêcher les larmes de couler.

Ensevelissement

Parfois l’été revient. 

L’air presque immobile est chargé de parfums. Un bruit de monomoteur paresseux survole la nappe à carreaux du dimanche. Des oiseaux invisibles et stridents racontent par avance la solitude des cours d’école sans écoliers, le désert des terrains de jeux abandonnés. Un peu plus haut dans le cours des années, les murs brûlés, le gravier desséché et les hautes herbes fardées de blanc. 

Tchip. Tchip.
Toujours le même chant. 
Le même temps.

Bientôt juin et le sommet du jour. Tout recommence et pourtant, derrière la façade du ciel la-haut, les nuages se lézardent en hurlant. L’eau du ciel plus l’eau de la fonte des neiges éternelles, trop d’eau qui ruisselle, s’infiltre au plus profond des failles invisibles, jusqu’au coeur de la roche qu’elle ronge, millimètre par millimètre, inlassablement.

Un bloc se détache, puis deux. Une cascade se forme, se transforme en torrent, avalanche, explosion de poussière, pour finir en tremblement de terre.

Au fond de la vallée, un village tout entier devient cimetière.

Le cours du missile

Communication du Center for Strategic and International Studies.
Une batterie de missiles Patriot Pac-2 coûte environ 1 milliard de dollars.
En outre, chaque missile Patriot coûte 3 à 4 millions.
Enfin, le lanceur de projectiles, estimé à 10 millions.

Compter, disons une centaine de missiles et quelques lanceurs, ça nous fait environ un milliard et demi de dollars pour le pack complet et prêt à l’emploi. Beaucoup d’argent pour une fusée à usage unique. Un seul coup et boum, plus rien, enfin presque plus rien. Une collision de trajectoires. Une explosion. Des yatagans de métaux rares mélangés à des combustibles hautement inflammables qui retombent en chandelles du haut des strapontins du ciel. Notre Mère qui êtes aux cieux, sentez-vous de ces flammèches l’onde de chaleur lécher le bout de vos orteils ?
Il n’y a plus personne là-haut. Notre Mère s’est barrée, fatiguée, écœurée par des siècles et des siècles d’avidité, de veulerie, d’absolue connerie. De l’éternel concours de bites entre aspirants maîtres du monde qui transforment une terre fertile en un champ de ruines couvert de cimetières. Tous des mâles bien sûr, bien montés, bien assis sur des tombereaux de fric pour bien tout réduire en poussière.

Donc, 1 milliard et demi de dollars multiplié par combien de Patriot Pac-2 ? Mille ? Cent mille ? 1 million ?
Allez savoir, quand on aime on ne compte plus le nombre de zéros nécessaires à maintenir la guerre dans le monde.
Heureusement.
Sinon, qu’est-ce qu’on ferait de tous ces sous ?

À pic

Avec les montagnes, c’est toujours pareil : on veut grimper dessus pour savoir ce qu’il y a derrière. Peut-être une plaine remplie de rivières. Peut-être la mer. Ou peut-être le désert. Dans la pente pourtant, j’avais autre chose en tête : ce couloir, le couloir, la saignée liquide plantée dans la forêt, toujours dans ma face, de l’autre côté du lac. Provocante, supérieure, moqueuse, évidente, énervante. Viens petit garçon ! Viens voir la grosse pente. Tu me penses skiable, skiable moi ? Dans tes rêves petit garçon, dans tes rêves. Tu verras, au sommet de moi tu regarderas en bas et tu feras dans ton froc. Oublie pas tes couche-culottes. 
J’avais décidé une fois pour toutes d’en avoir le coeur net et je gravissais le sentier abrupt sans mollir et à peine essoufflé. À la croisée du chemin, plutôt que de prendre à droite pour enfin aller mesurer le tour de taille du dévaloir, je continuai tout droit vers le sommet en me conseillant une fois de plus d’aller consulter pour faire réparer les rouages de mon moi contradictoire. 
La vue me laissa sans voix.
À pic dans le lac du pays de chez moi, bordé de prairies rectangulaires accrochées aux collines. Quelques touffes de nuages et deux traits horizontaux pour faire oublier la mer. Je suis resté là. J’ai oublié le couloir, oublié le reste, les heures immobiles creuses, perdues, fichues, englouties dans la gueule béante de la bête qui nous aspire patiemment centimètre par centimètre, jour après jour, les jambes, le tronc, la tête, le dernier cheveu et puis plus rien.

Que le noir.

La réalité du crépuscule me remit la tête à l’endroit. L’altitude, le manque d’oxygène sans doute. Le chemin à l’envers taillait une ligne claire au flanc de la montagne. Il y eut un craquement sec. Sourd. J’ai pensé à la course d’un chamois dans mon dos, un peu plus haut. Quelques secondes plus tard, un deuxième choc suivi d’un troisième, plus rapproché. J’ai fait volte-face, aux aguets, et j’ai vu ces deux blocs suspendus dans les airs à même pas dix mètres au-dessus de moi. Le premier à rebondi sur le sentier, repris son envol pour aller s’écraser au fond du pierrier. L’autre s’est arrêté juste un peu plus bas.

Une fois à l’abri, les jambes molles et le coeur battant, le choc de la pierre contre la pierre est revenu me parler. Me rappeler que quelque part, dans un autre couloir au nom d’ange, un autre bloc s’est détaché. Il y eut sans doute le même son sourd, le même craquement. Mais au fond de la fente étroite, le skieur taillait une courbe parfaite dans une seconde hors du temps. Une seconde, unique et impossible à la fois, l’intersection de deux trajectoires à la frontière des probabilités. Le casque qui éclate, peut-être, je ne sais pas, j’ai préféré ne pas savoir.
Il faisait froid dans cette église. Debout devant tous ces gens, j’ai essayé de te raconter. Je n’y suis pas arrivé. C’était trop vite, trop absurde et trop violent. On n’avait pas pris congé. Depuis, je continue à te parler de la neige et du beau temps, des cerfs qu’on apprivoise et de la beauté des tas de bois. On se chamaille, on se dispute, je vis en théorie, toi tu racontes n’importe quoi.

Alors oui, je déraille, c’est sûrement l’altitude. Pourtant, dans le silence qui a suivi le choc des deux blocs, je crois bien… Non, je suis sûr que j’ai entendu ta voix.
Que le noir.
Que du noir vraiment ?

4000 chasses d’eau

On ne rhabille pas la réalité.
Même en lui collant un sourire rempli de fausses dents.
Même en parfumant au Chanel ses impasses fétides; sous les effluves florales et délicatement poudrées flotteront toujours les relents douceâtres qu’exhale un tas d’ordures abandonné.

Des visages béants
Des chiens errants
De la faim
Du froid

Le néant aux éclats de charbon où se reflètent les enseignes trop éclairées de la vie rêvée, des corps éclatants et des plages émeraude.
Le néant aux éclats clinquants.
Nos entrepôts remplis de vide. Nos entrepôts toujours plus gros. Toujours plus de kilomètres à parcourir, un écran dans l’œil, un chronomètre au derrière pour livrer le nécessaire superflu. Un paquet de matière rare, un objet non désiré, échoué pour une éternité sur des plages anodisées pendant que des immeubles pimpants sillonnent les océans. À chaque étage sa piscine qui filtre les résidus d’ambre solaire, on pourrait boire la tasse, on n’est jamais trop prudent.
Mais à fond de cale, une main noircie active le mécanisme et 4000 chasses d’eau se déversent dans la mer.

Novembre noir

Y a d’la joie
Bonjour bonjour les hirondelles
Y a d’la joie
Dans le ciel par dessus le toit
Y a d’la joie
Et du soleil dans les ruelles
Y a d’la joie
Partout y a d’la joie
Tout le jour, mon cœur bat, chavire et chancelle
C’est l’amour qui vient avec je ne sais quoi
C’est l’amour bonjour, bonjour les demoiselles
Y a d’la joie
Partout y a d’la joie

Paroliers : Michel Emer, Raoul Breton, Charles Louis Augustin Trenet, Laurent Delbecq

Toutes les belles choses qu’on n’avait pas pu faire

Le monde d’avant c’était avant.
Le monde d’après c’était maintenant.
À partir de ce moment, plus rien ne serait comme avant. On réfléchirait avant de parler, avant d’acheter, avant de s’envoler, avant de jeter nos téléphones usagés.

On offrirait un juste salaire aux éboueurs, aux infirmières, aux caissières de supermarché.
On s’occuperait mieux de nos vieux.
On irait se promener en forêt.
On laisserait nos autos pour faire du vélo.
On ferait toutes les belles choses qu’on n’avait pas pu faire, s’embrasser, se tenir la main, aller voir des amis, une pièce de théâtre, boire un verre au bistrot du coin.
Et aussi, faire la fête, tous ensemble.
Et enfin oublier nos écrans.

Poil aux dents.