En plein ciel

Liquide, le ciel se mélange à la neige, suit le cours des arêtes, déborde, dévale les pentes en suivant les courbes de terrain, inonde les creux et noie les zones d’ombre.
Lac profond vertical et bleu, la montagne se fend d’une entaille étroite taillée au milieu. Une fente où tu te glisses, les skis parallèles face à la pente à quarante-cinq degrés.
Trois ou quatre heures, cet après-midi-là. C’était un vendredi.
Ensuite, un bloc de roche s’est détaché et il t’a cueilli.

En plein ciel.

Encore un enterrement. J’en ai plein le cul des enterrements. On est tous alignés là en rangs d’oignons, ensemble et tout seuls, le nez dans nos pompes noires, la tête dans nos idées noires, on voudrait bien parler mais pour dire quoi ? Qu’est-ce que tu veux qu’on dise hein ? Que tu étais petit et grand ? Que tu avais mérité le titre de baron de la vanne pourrie et de prince-sans-rire de l’histoire pas drôle ? Que dans le dictionnaire, c’est ta tronche qu’on trouve pour illustrer le mot « têtu » ?
Que tu étais le plus chiant ?
Que tu étais le plus vivant ?

J’ai tous ces mots pliés en quatre au fond de ma poche et un gros sanglot qui clapote au bord de ma gorge. Tous les mots ont déjà été utilisés. Répétés. Rabâchés.  Les mots sont épuisés, usés jusqu’à la corde. Effacés avant d’être dits, oubliés avant d’être prononcés, ils sont fatigués d’être lancés en l’air pour retomber dans le vide. Et là, dans la pénombre de cette église qui ressemble à celle de mon enfance, on ferait mieux de les ravaler, les mots, de les enfouir au plus profond de nous-mêmes en attendant que ce fragment de rocher termine enfin sa course au fond de la vallée.

Heureusement, dehors, la neige n’a pas cessé de tomber.

Nos morts pendulaires

Il fait parfois beau dans les cimetières.

Toujours, il fait froid.

Souvent, il y a une photo, sur un petit chevalet, au-dessus ou à côté du cercueil. Un visage et deux yeux qui fixent l’assemblée en souriant. Deux yeux morts qui regardent les vivants, ou peut-être est-ce le contraire, peut-être que ces deux yeux figés sur le papier nous suivent du regard, nous scrutent, nous jaugent, nous et nos corps pendulaires, nos pardessus gris et nos chaussures fatiguées.

Nos levers à aubes régulières.
Nos plats précuisinés aux saveurs prévisibles.
Nos crépuscules fatigués.
Nos plaintes uniformes et nos bonheurs similaires qui s’affichent sur les pages de nos téléphones portables, ces paysages épuisés où nous nous incrustons par milliers, en shorts et en tongs, sur fonds de couchers de soleil pour faire l’étalage de nos bonheurs obligés.

Sur la photo, la tête s’incline légèrement vers le bas. Son regard tendre enveloppe nos corps écrasés sur ces chaises trop dures. Les yeux, malicieux, se relèvent pour mieux nous voir, pour mieux nous dire qu’il faut nous lever, là, tout de suite, s’extraire du sillon des travées parallèles, sortir en ordre dispersé et poser nos semelles sur toutes les pelouses où il est interdit de marcher.

De la terre

Je viens de la terre,
Des ardoises au dos plat qui se brisent
Et éclatent sous les coups du soleil.
Je viens de la terre,
Du parfum des cailloux retournés,
De la terre éventrée au fil du métal,
Du sillon pointu tracé entre deux lignes
Entre les deux versants d’une vallée fragile
Tirée à la charrue dans le sol de la vigne.

Je viens de la terre,
De la trace que creuse l’eau rectiligne
Aux flancs intranquilles du versant des montagnes.
Du trait liquide et bleu-argent
Qui relie le ciel au glacier,
Le glacier à la terre
Et la terre à la mer.

Je viens de la terre,
Du clair-obscur de la forêt.
Au cœur du tronc le bois craque
Et les branches frissonnent
Sans le moindre souffle de vent.
L’arbre s’étend dans un murmure,
Exhale un soupir doux
Et lisse comme de la soie.

Couché dans le noir, les yeux fermés,
J’écoute le bruit de l’été.
Au-dessous coule une rivière,
Au-dessus, les dessous du ciel
Et les vaches qui broutent en silence
De l’autre côté de la barrière.

Je m’éteindrai dans un murmure
Et mon soupir comme de la soie
Formera un pli au creux des draps.
Couché dans le soir,
Les yeux grands ouverts,
Sous les sapins qui dansent au bord de la rivière,
Je verrai passer mon ombre légère,
À pied ou à vélo,
Dans la courbe à gauche en pente légère
Qui longe la haie de mon cimetière.

Ceci n’est pas un anniversaire

Douze mois ne font pas une année
Douze mois font un siècle ou une éternité
Douze mois sont nés hier
Douze mois sont encore aujourd’hui

Quatre saisons emmêlées
La neige tombe en été
Le printemps tombe en hiver
Je tombe sur le verglas du joli mois de mai.

Douze mois depuis le retour de l’été.
Ceci n’est pas un anniversaire.

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