Dans la marge un gros nez

Le premier trait au crayon noir.
Le premier mot.
Incipit.

Pourquoi nait-on un jour avec des mains remplies de mots et de dessins ? On ne sait pas. Ça sert à rien. Rien du tout. Les heures mathématiques, la mécanique, le bois qu’on coupe et les murs qu’on monte avec un toit dessus, c’est solide comme du pain. On vit de farine, de légumes, de bonnes protéines, plus un coup de rouge pour la circulation des globules. Et pour les choses de l’esprit, apprenez mes bons enfants que travail, famille et patrie sont les trois mamelles de la philosophie. Ergo, pour bien philosopher, il faut croître et se multiplier.

Niquer comme des lapins, en somme.

Les heures raides à vous dégouter de la phrase corsetée dans les trois temps de la dissertation, introduction, développement, conclusion. Écrire sec, sujet, verbe, complément. Faire reluire les virgules, les points et les points-virgules, les deux points bien droits, un balai bien carré dans le cul. Apprendre à écrire raide. À écrire solide. Des mots-clés. Des mots cadenassés.
Dessine-moi un triangle, isocèle, ou mieux, équilatéral et sur la base de ce dessin nous dirons que la somme des angles sera toujours égale à 180 degrés. Poil au nez. Un cercle, parfait, tracé avec une ficelle et un bout de craie. Toutes les lignes seront droites et tous les points reliés par le plus court chemin.

Le premier trait vague, tremblé, perdu au milieu du blanc.
La racine carrée d’une proposition subordonnée.
Une tache. Qui s’étend. Sort du cadre.
Et soudain, dans chaque cahier, dans chaque livre imprimé, la découverte de cet espace blanc. La marge ! Champ immense, prêt à labourer, à écrire et à dessiner. Champ à s’envoler, la marge, la plus belle chose que le papier ait jamais inventé.

Alors, le crayon dérape, déraille, dessine des poils sous un gros nez. Le crayon se met à parler, tout seul, comme un grand. Il renverse les virgules, il dit des mots grossiers, des mots qu’on ne pourrait jamais imprimer. Il arrive même qu’il trace les contours d’un corps dénudé. C’est un crayon olé-olé. Têtu. Obsessionnel. Déterminé à remplir tous les recoins de cet espace abandonné. Maintenant qu’il est lancé plus rien ne pourra l’arrêter. Un jour, la main qui le tient a besoin de plus d’espace et le sous-texte remplit la page. Le gros nez se tient droit au beau milieu du visage. Une fois assemblées, les pages racontent une histoire et sur la toile se forme un portrait en plusieurs couches de noir.

Remplir les marges, éclairer l’ombre des bas-côtés et la face cachée de la réalité, est-ce pour ça qu’on nait un jour avec des mains faites pour écrire et pour dessiner ?

Extrait du manuel anti-onirique (à l’usage des rêveurs anonymes)

Alors, comme Kafka dans son Journal, écrire : une page par jour, quoi qu’il arrive, quelle que soit l’heure, quelles que soient les conditions, les circonstances de l’écriture, ce n’est pas cela qui importe au regard de la tâche qu’il y a à mener à bien. La seule chose qui ait du sens est : écrire. Et ainsi, s’il se peut, en écrivant, percer à jour les choses dans leur compossibilité.

Il faut donc chercher un moyen de se retenir à des impressions telles qu’elles mettront un terme à ces éboulements constants : leur cause est à présent bien identifiée dans les déprédations de la rêverie. Puisque notre époque veut des confessions et des explications, je l’admets : je reconnais publiquement avoir abusé des rêveries. Comme un fumeur qui, une fois n’est pas coutume, sent qu’il a trop fumé, et préfère, quelques heures, l’air frais, prend son manteau et sort faire un tour le long du canal, dans la brume, exactement comme lui, je dois tenter de mettre entre parenthèse cette addiction aux rêves aussi longtemps qu’il sera possible de le faire.

Yzabel2046, rêve-addict.
http://yzabel2046.blogspot.com/

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