La véritable origine de l’automne (6)

Dieu, qui dormait à côté, se réveilla en sursaut.

Quelles étaient donc ces longues plaintes et d’où venaient tous ces cris déchirants? Une nuit, c’était le lion qui voulait manger le mouton. Une autre nuit, c’était une baleine à cours d’oxygène en plein accouchement. Un conflit entre les buffles et les éléphants. La nuit. Toujours la nuit. Chaque nuit. Dans son lit, Dieu se dit que la vie n’était pas une vie. Les chiffres rouges du radio-réveil indiquaient trois heures du matin. Il se leva péniblement et passa une robe de chambre par-dessus son pyjama. Il chaussa une paire de pantoufles. Ouvrit la porte. Dehors, l’air était tiède et rempli de cris.

Dieu soupira et toute la terre avec Lui.

Tout avait pourtant si bien commencé.
Une semaine plus tôt, Dieu s’était réveillé amorphe et sans élan. Patraque, Il avait fait quelques étirements, juste comme ça pour sentir un peu de vie parcourir Ses membres infinis. En regardant par la fenêtre, Il n’avait vu que du noir, du noir et encore du noir. C’est à ce moment précis qu’Il avait pensé qu’un peu de lumière aurait pu provoquer un choc thérapeutique salutaire et faciliter Son passage à l’état éveillé. Comme ça, sans réfléchir, Il avait prononcé ces paroles : « Que la lumière soit! » Et la lumière fut. En plus, il faisait beau, forcément, Dieu n’avait pas encore inventé l’eau.  Chose qu’Il s’était mis en tête d’accomplir dès le lendemain : Il avait divisé le paysage en deux parties égales, en haut le ciel, en bas l’océan. Entre les deux, un courant d’air ascendant et chargé d’humidité se mit aussitôt à fabriquer des nuages qui vinrent crever avec fracas juste au-dessus de l’océan. Effaré, Dieu vit le niveau des eaux monter à une vitesse vertigineuse jusqu’à venir Lui caresser la plante des pieds. Alors, Il eut l’idée de la terre, des étendues de terre sèche qu’Il sema à la  hâte au milieu de l’océan. Ce mélange de terre végétale et d’eau se recouvrit aussitôt d’un tapis de prairies, de fleurs odorantes et d’arbres remplis de feuilles dont le vert ne pâlissait jamais.

Quand le calme fut revenu, Dieu s’accouda au balcon du ciel pour contempler Son jardin. Il lui trouva un air propre et bien comme il faut : la terre en bas avec un peu d’eau et le ciel en haut avec un soupçon de nuages. Au soleil, Il offrit une barrière de montagnes pour le coucher. Ensuite, dans le ciel noir, Il suspendit la lune au milieu des étoiles.

Depuis qu’Il avait vu le jour, Dieu avait peur du noir.

La véritable origine de l’automne (5)

Allongé sur son ardoise tiède, le serpent s’étira.

– Les étoiles viennent du ciel, tout le monde sait ça.
– Oui, du ciel, bien sûr, mais comment elles sont arrivées là ?

Satan se tourna vers Adam, la tête un peu inclinée au sommet de son cou de serpent. Il examina le corps du premier homme, ces longs poils noirs tout autour de la tête, ces yeux couleur de chiottes mal éclairées et cette peau lisse et tout à fait répugnante. Il soupira. Moche et con. Adam n’avait pas eu de chance. Si au moins il y avait eu des écailles pour cacher cet épiderme façon caramel mou.

– Mais j’en ai rien à foutre de tes étoiles. D’où viennent les étoiles ! Et pourquoi pas d’où vient la lune ou comment on éteint le soleil ! Jamais entendu une question aussi débile. Y a pas à dire, Adam, tu es bien l’animal le plus con de toute la création.
– Oui eh bien, moi je réfléchis, je pense. Je me pose des questions, à la place de passer mes journées à réfléchir à ce que je vais manger.
– Oh. Môssieu n’est pas qu’un estomac. Première nouvelle.
– Exactement, je réfléchis. Aujourd’hui, je réfléchissais et c’est pour ça que je suis venu te voir.
– Pour me parler des étoiles.
– Non pas seulement des étoiles. Voilà. Tu n’as jamais remarqué qu’il y a quelque chose de bizarre chez toi ?
– Rien de bizarre. Je suis un serpent normal et toi tu es complètement taré.
– Il y a quelque chose de pas normal, justement. Regarde tous les autres animaux. Prends le lion, par exemple. Eh bien le lion est avec la lionne. Le chat avec la chatte. Le tyrannosaure avec la tyrannosaure, l’escargot avec l’escargotte, mais là j’ai comme un doute.
– Forcément, « escargotte » c’est un mot qui n’existe pas.
– Tous les animaux vont en couple, tu comprends ? Une femelle plus un mâle.
– Et c’est pour me dire ça que tu es venu me réveiller pendant la sieste du soir ?
– Satan, où est ta femme ?
– Je te demande pardon ?
– Où est Madame Satan ?
– Adam, tu devrais consulter. Il n’y a pas plus de Madame Satan que de Madame Adam.
– Justement ! Comment tu expliques que nous soyons les seuls animaux du monde à être seuls au monde ?
– Pour moi je sais pas, mais pour toi, c’est sûr qu’il vaudrait mieux éviter de te reproduire.
– Moi, j’ai une autre explication.
– Je crains le pire.

Adam se leva et se campa, jambes écartées, juste devant la tête d’Adam.

– Regarde. Mais regarde ! Tu la vois, cette chose qui pend entre mes jambes ?
– Bien forcé, j’ai presque le nez dedans.
– Et ça ne te rappelle rien ?
– Là, tout de suite, non.
– Satan, regarde encore, c’est évident. Entre les deux jambes, j’ai un petit serpent.

Satan relève la tête et il éclate de rire.

– Ah mon Dieu ! Un petit serpent ! Une espèce de demi-saucisse ridicule suspendue à deux rognons…
– Satan, je crois que j’ai envie de toi.
– Au secours ! Ce type est fou.

Adam s’avance résolument vers le serpent.

– J’AI ENVIE DE TOI. MAINTENANT.
– Adam, je te préviens, si tu me touches, je t’entoure. Je te serre jusqu’à l’étouffement.
– Ah oui, serre-moi !  Serre-moi très fort ! JE COMPTE JUSQU’À TROIS
– Arrête de crier comme ça. Toi et moi ça peut pas marcher.
– SATAN, PRENDS-MOI !

D’un seul coup le serpent se détend. Fait un bond en arrière. Rebondit sur l’ardoise plate. Tombe de trois mètres. Rebondit encore sur un bout de rocher. Parvient à se glisser dans une anfractuosité, perd pied, se cogne à droite et à gauche, sent des bouts de roche érafler ses écailles. Enfin, il s’immobilise dans l’obscurité. Il reste là, haletant et à-demi assommé pendant que, dans la nuit, Adam hurle sa solitude à la face cachée de la lune.

La véritable origine de l’automne (4)

Un soir d’engourdissement, caressé par une brise plus tiède qu’un croissant, Adam n’y tenant plus alla voir le serpent. Il trouva Satan alangui, ses anneaux déroulés sur une ardoise plate qui avait emprisonné dans ses strates les derniers restes de la chaleur du jour.

Adam s’allongea sur le dos, à côté du serpent. Au-dessus de lui, le dôme du ciel commençait à se piquer d’étoiles. Adam se tourna vers Satan.

– Je me demande d’où viennent les étoiles.

Satan ouvrit un œil. Il regarda le ciel et cette forme sombre allongée près de lui. Ce type monté sur deux pattes lui avait toujours paru étrange. Deux pattes et surtout aucun poil. Une peau brillante et lisse mais qui manquait d’écailles.
Une fois de plus, Satan se rappela ce moment unique où, penché sur l’eau transparente, il avait vu nager un banc de poissons. Des poissons fuselés et fluides, recouverts comme lui d’écailles argentées. Dans sa tête, il y avait eu un éclair blanc, un court-circuit. Sans réfléchir, il avait pongé. L’eau était froide et Satan ne savait pas nager. Il avait ouvert les yeux pour ne voir qu’un brouillard noir et gris. Il avait ouvert la bouche pour sentir un long trait d’eau de mer s’engouffrer d’un seul coup au plus profond de lui. Il avait voulu recracher cette solution salée mais un spasme glacé avait parcouru toute la longueur de ses anneaux. Pris de panique, Satan avait compris qu’il allait étouffer. Alors, il s’était dressé, vertical dans cette nasse liquide et sa queue avait heurté le fond. D’un coup de reins formidable, il s’était projeté hors de l’eau pour décrire dans l’air une plaisantee parabole qui l’avait déposé a à moitié immergé au bord de la plage, haletant, toussant, hoquetant et recrachant par le nez des jets de ce liquide clair qui avait failli le noyer.

Depuis, Satan, qui aimait les écailles, avait horreur de l’eau.

La véritable origine de l’automne (3)

Au pays de l’été éternel, l’autre célibataire s’appelait Adam.

Insolite et un peu décalé, bipède isolé parmi les quadrupèdes, Adam marchait tout seul sur ses deux pieds. Il faut dire qu’il avait de l’allure : 1 mètre 98 au garrot, athlétique, sculpté, intégralement imberbe et recouvert d’une peau couleur caramel chaud sans aucune marque de maillot. Un visage d’ange préraphaélite illuminé de boucles blondes, le torse garni de pectoraux rebondis et d’abdominaux faits pour illustrer les planches d’anatomie. Enfin, juste au-dessous de la ceinture abdominale, délicatement incrustée à la jonction des cuisses, une verge de belles proportions, oblongue, fuselée, à la fois souple et ferme, un sexe nerveux et lourd, parcouru de veines délicates que seules les mains de Michel-Ange auraient pu sculpter.

C’est ainsi que, mieux gaulé que Brad Pitt, Adam promenait son corps de rêve au royaume de l’été. Hélas, trois fois hélas, toutes les étincelles de soleil jaillies du fond de ces yeux verts, tous ces éclats de muscles et ces mouvements félins retombaient dans le vide sans jamais éveiller l’intérêt de la loutre ou du lamantin. Et pourtant, devant certains crépuscules ou debout dans la bruine diffuse d’une cascade tiède, Adam sentait confusément monter en lui des bouffées de chaleur et des élans inconnus. Il allait alors s’asseoir à l’extrême bord d’un rocher plat suspendu au-dessus du vide. Là, du haut de son observatoire, il passait des heures à regarder déplacements lents des troupeaux indolents et la course rapide des nuages dans les reflets de l’eau.

Peu à peu, la nuit recouvrait de noir le ciel et tout le paysage. Alors, Adam s’abandonnait pendant des heures à la contemplation de son entrejambe et les mouvements imperceptibles de cette longue extension de lui-même allongée sur la pierre froide lui rappelaient immanquablement les ondulations de Satan.

Satan, le serpent. Le seul autre animal solitaire dans tout le pays d’Adam.

La véritable origine de l’automne (2)

Au commencement était l’été.

Un été doré, long et langoureux. Un été rempli de bleu, de soleil blond et d’ombres portées sur les hautes herbes vert tendre qu’un vent parfumé caressait sans jamais se lasser.

Les vallées étaient larges et profondes, entaillées de cascades brillantes qui plongeaient dans les fleuves en éclaboussant les nuages. Des fleurs immenses aux parfums rares s’offraient toutes entières à la concupiscence des abeilles qui repartaient gorgées d’essences essentielles. Le miel coulait en rigoles régulières, parallèles aux lits des rivières de lait et de crème au chocolat. Il ne faisait jamais trop chaud. Il ne faisait jamais trop froid. S’il arrivait que le ciel s’obscurcisse, c’était juste pour une ondée légère, un petit coup de brumisateur sur la surface de la terre, que les prés restent verts et qu’au milieu coule une rivière.

Partout dans les prairies en fleurs paissaient les troupeaux paisibles, les hippopotames, les cerfs, les ours et les gazelles. Tout ce qui vole et tout ce qui peut marcher. Tout ce que nous connaissons en somme, moins quelques animaux disparus depuis, pour que l’homme puisse sans risque ouvrir le toit de sa décapotable.

Aussi, il n’y avait qu’un seul serpent qui s’appelait Satan. Drôle de nom pour un serpent. En plus d’être condamné à être célibataire, Satan était le seul être rampant. Sillonnant la campagne au ras des pâquerettes, il regardait le ciel à se dévisser la tête en rêvant d’une paire d’ailes pour aller voir la mer.

La véritable origine de l’automne (1)

En ces jours fripés où les feuilles virent à l’aigre avant de tomber, où un vent poisseux vient barbouiller de brume pâle les jambes bronzées de l’été, dans cet entre-temps mort qui porte déjà le visage de l’hiver sans jamais vouloir prononcer son nom, on scrute en vain le ciel en se demandant quel sanglot long et idiot a bien pu inventer l’automne pour nous blesser d’une langueur si monotone.

Pourquoi ne pas passer directement de l’été à l’hiver ? Douze mois font exactement une année, mais pourquoi quatre saisons ? Pourquoi pas trois ou deux, ou cinq ? Et surtout, pourquoi l’automne alors qu’il y a l’été ?

Dans les dernières lueurs de ce mois d’octobre lugubre et agonisant, je me sens moi-même dans un état peu rassurant. Je suffoque, je blêmis, je fais le décompte des jours anciens et m’aperçois avec Verlaine qu’un vent mauvais m’emporte vers un tas de feuilles mortes. Rassemblant mes dernières forces, je lutte à contre-courant. Le vent forcit, je m’arc-boute. Le vent rugit et je rampe. J’avance millimètre par millimètre en direction de mon humble demeure que je devine à peine, derrière la nappe de brouillard épais qui monte du sol lourd. Encore un effort. Ne pas s’arrêter. Penser à Guillaumet dans les Andes. Encore dix mètres. Cinq. Deux. Dans ma poche, le trousseau de clés pèse une tonne. Je le soulève à bout de bras. Mes doigts gourds ne trouvent plus le chemin de la serrure. Le vent m’enveloppe dans son souffle glacé. Tout se brouille. Ma main aveugle se tend une dernière fois. Une dernière fois. D’un seul coup la clé s’enfonce et tourne dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. J’abaisse la poignée. Je me jette à l’intérieur. Je referme la porte, haletant et have.
Tout se calme d’un seul coup.
Dehors, l’automne hurle à la mort mais il l’a dans l’os en ce qui me concerne. Dedans, il est temps d’ajouter quelques bûches de mélèze au feu qui mijote. De préparer un lait au miel avec du chocolat. De mettre un pyjama. Un bonnet de nuit et une paire de charentaises. Ensuite, le corps envahi par d’enivrantes bouffées de sève chaude, ouvrons le premier volume de l’Encyclopédie Universelle à la page 875, où nous trouvons un article très documenté et consacré à l’automne. Penchons-nous sur la première phrase :

« Au commencement était l’été. »

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