Pattie Boyd, blonde comme les autres

Pattie Boyd, mannequin fragile et anglais.

Plutôt blonde et le visage rond. Un trou entre les incisives. Une bouche pleine et étroite, inscrite exactement dans la ligne continue du nez. Une fleur délicate poussée sur les champs de fraises des sixties. Pattie Boyd figurante dans un film des Beatles, qui ne prononce qu’un mot : « Prisonniers. » Ce mot suffit pour que George Harrison tombe. 1966, ils se marient. Harrison écrit Something en 1969.

1969, Eric Clapton travaille avec George Harrison et tombe pour Pattie qui refuse de quitter son mari. Clapton sombre et écrit Layla sur la base d’une histoire qu’il a lue, un conte arabe du septième siècle, Layla et Majnun ou Le fou et Layla. C’est l’histoire vraie de Qays ibn al-Mulawwah, jeune homme passionnément amoureux de Layla Al-Aamiriya, une femme de sa tribu. Le père de Layla s’oppose à leur mariage. Elle épouse un autre homme. Qays s’enfuit dans le désert et ne revient plus. Il écrit des poèmes:

« Je passe devant ces murs, les murs de Layla
Et j’embrasse ce mur et ce mur
Ce n’est pas l’amour de ces murs qui a pris mon cœur
Mais l’amour de celle qui réside en ces murs. »

A la fin, Layla meurt et Qays devient fou. Devenu fou et à peu près mort, Clapton continue de hanter les murs de Pattie qui finit par se rendre quatre ans plus tard. Clapton écrit Wonderful Tonight en 1976. Le divorce entre Pattie et George Harrison est prononcé en 1977. La même année Eric Clapton épouse Pattie Boyd-Harrison. Onze ans plus tard, le couple se sépare.

Il reste une fille blonde et anglaise et trois chansons.
Trois morceaux de musique plus ou moins longs, inscrits dans un air du temps qui a traversé le temps, de la fin des années soixante à aujourd’hui. Trois temps de la chronologie amoureuse : de la passion qui prend feu, à la passion qui s’éteint, en passant par ce tout petit moment d’équilibre qui dure l’espace d’une seconde, où il n’y a plus rien à craindre ou a désirer.

Trois chansons immenses qui traversent le temps. Et une seule femme blonde aux yeux immenses, alors qu’il y avait un million de femmes blondes pour tourner autour d’Eric Clapton et de George Harrison. Je regarde les photos de Pattie Boyd, son visage, le sourire timide qui naît sur sa bouche de profil dans un film couleur sépia. Cet espace ténu entre les incisives. Un peu de Bardot. Bardot qui fit flamber les mots de Gainsbourg.

Boyd, longiligne, boudeuse, anglaise. Une bouche ourlée, une véritable insulte au scalpel. Boyd, une fille des sixties avec un large trait d’Eye-Liner et des faux-cils déployés comme des ailes de chauves-souris. Un visage de femme-enfant si fragile qu’il laisse pénétrer la lumière. Est-ce dans cette peau translucide que Clapton et Harrison ont vu autre chose ? Ont-ils compris quelque chose qui a ouvert chez eux une porte nouvelle sur des mots différents, sur des notes que le manche d’une guitare n’avait encore jamais devinées ?
Ou peut-être ce sont ses yeux, peut-être gris ou peut-être bleus, ou peut-être les deux. Et si c’était sa silhouette entière ? Le contour de ses jambes qui s’accroche très haut sur la ligne des hanches et s’évase ensuite pour lancer deux fuseaux souples tout en haut, à l’extrémité de épaules. C’est peut-être la silhouette. Ou peut-être pas. Il n’y a peut-être aucune explication.

Pattie Boyd, longue et blonde, mais pas plus blonde qu’une autre.

Pattie Boyd-Harrison-Clapton, une fille éphémère pour trois chansons éternelles.

3 chansons pour Pattie Boyd : WONDERFUL TONIGHT

En 1976, Eric Clapton écrit :

Il se fait tard; elle se demande comment s’habiller.
Elle se maquille et elle brosse ses longs cheveux blonds.
Et ensuite, elle me demande  » Est-ce je suis jolie? »
Et je dis : Oui, tu es merveilleuse, ce soir »

Pendant la fête, tout le monde se retourne pour voir
Cette femme très belle qui se promène à mon bras.
Et ensuite elle me demande : « Est-ce que tu te sens bien? »
Et je dis: « Oui, je me sens merveilleusement bien, ce soir. »

Je me sens merveilleusement bien parce que je vois
L’amour qui fait briller tes yeux.
Et la merveille dans tout ça
C’est que tu ne réalises même pas combien je t’aime.

C’est l’heure de rentrer et j’ai mal à la tête.
Alors, je lui tends les clés de la voiture et elle m’aide à me coucher.
Et ensuite, au moment d’éteindre la lumière
Je lui dis : « Ma chérie, tu étais merveilleuse ce soir.
Ma chérie, tu étais merveilleuse, ce soir. »

Eric Clapton regarde Pattie Boyd qui se prépare à sortir. Six ans après LAYLA, Pattie est là qui s’habille et se maquille. Ils vont sortir : Paul Mc Cartney organise une soirée pour fêter Buddy Holly. C’est un petit monde. Clapton attend pendant qu’elle choisit une robe et pense à quatre notes apaisées sur le manche de sa guitare. Quatre notes tranquilles qui  répondent à sept notes enragées.
Clapton est resté très longtemps à genoux. Il a crié. Prié. Hurlé. Plongé son nez dans un sac marqué cocaïne. Héroïne aussi. Seulement le nez. Clapton a très peur des seringues. Maintenant elle est là et il saisit cet instant capiteux où il la regarde dans l’intimité de sa chambre à coucher. Ce moment où il la contemple, apaisé, arrivé.

La chanson s’appelle Wonderful Tonight. Et vous pouvez entendre ici la version originale et les quatre notes douces avant d’aller se coucher.

3 chansons pour Pattie Boyd : SOMETHING

SOMETHING IN THE WAY SHE MOVES
QUELQUE CHOSE DANS SA MANIÈRE DE BOUGER

Une guitare tendre aux couleurs passées s’enroule doucement autour de la voix de George Harrison. C’est une voix de soleil couchant à la fin de l’été. Quand le ciel au-dessus de la plage est encore rouge sous les rayons horizontaux du soleil. Quand l’ombre des parasols touche le bord de l’automne et que  les transats vont se refermer.
Something, chanson crépusculaire pour amour crépusculaire. Un amour qui n’en finit pas de se coucher, au fond de l’horizon. George regarde cette fille blonde au visage translucide, une jeune femme blonde qui passe et s’éloigne de dos. George est encore amoureux de l’image, de la ligne, du dessin tracé par la silhouette, QUELQUE CHOSE DANS SON STYLE QUI ME DIT QUE JE NE VEUX PAS LA QUITER MAINTENANT.

SOMETHING IN HER STYLE THAT SHOWS ME
I DON’T WANT TO LEAVE HER NOW

Mais pour la femme, il ne sait plus.

Alors, George déroule le film en Super 8 de ses souvenirs de vacances. Sur la pellicule floue, Pattie Boyd imprime son sourire fané qui bouge un peu. Les couleurs passent mais le sourire reste.
Le voyage se termine. Les Beatles se terminent. Les années soixante se terminent. George Harrison regarde Pattie dans le rétroviseur. Il dessine une chanson crépusculaire pour une époque crépusculaire, un amour qui s’éteint et une femme-enfant blonde qui a quitté l’enfance.

Cette femme s’en va, de dos. 

Pattie Boyd apparaît en premier dans le champ flou de la caméra. http://bit.ly/dhDNoF

3 chansons pour Pattie Boyd : LAYLA

WHAT WILL YOU DO WHEN YOU GET LONELY
AND NO ONE’S WATING BY YOUR SIDE ?
TU FERAS QUOI QUAND TU TE SENTIRAS SEULE
ET PERSONNE POUR ATTENDRE À CÔTÉ DE TOI ?

Le hurlement de colère et la rage métallique qui déforment le visage d’Eric Clapton répondent au cri de sa guitare. Clapton ne chante pas. Il vomit. Il n’a plus de peau. Il flambe. Sa chair à vif grésille derrière le micro.  

LAYLA, GOT ME ON MY KNEES. LAYLA, BEGGING DARLING PLEASE 
LAYLA, JE SUIS À GENOUX. LAYLA, CHÉRIE JE T’EN PRIE

J’abdique. Je laisse là mon amour-propre. Je suis arrivé au bout de moi. Je me couche maintenant. EST-CE QUE TU VIENDRAS POUR ME CALMER ? EST-CE QUE TU VIENDRAS? AVANT QUE JE PERDE LA RAISON ?
Je suis couché sur le sol. C’est affreux à voir, un homme couché sur le sol et qui implore. C’est pas digne d’un homme. Ma dignité, je vous la laisse. Je m’accroupis sur ma douleur. Je me roule sur les clous par terre, ma peau à vif. Il y a du sang partout. Je hurle ce désir toxique qui me décape la gorge.
LAYLA JE N’EN PEUX PLUS DE T’ATTENDRE.

Et quand Clapton n’a plus de voix, il fait saigner sa guitare. Les doigts de sa main gauche tirent sur les dernières cordes, très loin au-delà des limites du manche de bois. Hurlant sous la torture, sa guitare rage, pleure, implore d’une voix aussi brisée que lui.

LAYLA, SI TU NE VIENS PAS, JE FERAI N’IMPORTE QUOI. Pattie ne vient pas. Clapton a devant lui un très gros tas de poudre.
L’inhalation dure trois ans.

Écoutez Clapton hurler. Layla en version originale avec Derek and the Dominos

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