Sourire industriel

Sourire du coin de l’œil.
Sourire en montrant les dents.
 Sourire en ayant l’air content, heureux, faraud, malicieux, étonné, renversé, pincé. Sourire interrogateur, interloqué : vous ici ! Quelle surprise ! Si on m’avait dit que vous seriez tous là, au bord du tapis rouge avec toutes ces caméras, ces appareils photographiques, j’aurais passé une autre chemise.

Apprendre à sourire pour faire reluire l’objectif du téléphone portable tenu à bout de bras, il y a certainement des tutoriels pour ça. Des cours en distanciel avec à la clé, des certificats de capacité à étirer ses lèvres de trente-six manières différentes sans jamais bouger les oreilles ou le bout de son nez.

Tous ces faciès traversés par une fente convexe laissent l’observateur perplexe. On voudrait soulever le voile, voir ce qu’il y a dessous, dans l’assiette monogrammée, aspirer la flaque de sauce scintillante pour découvrir le morceau de viande tanné que seule une tronçonneuse pourrait découper.

Hachis de cimetière

Le ciel noir s’illumine
Au clair des fragments d’un missile
Explosé par un anti-missile.
Feux d’artifices mortels
Sur nos écrans virtuels,
Mais dans le cœur éventré des villes
On meurt à balles bien réelles
Pendant qu’un déluge métal brûlant
Délaye le crâne des pauvres gens
Qui croient bien sûr en un seul Dieu.
N’importe quel Dieu vous dira
Qu’il n’en peut foutre rien,
Victime collatérale
Du marketing des marchands d’armes
Qui font tourner leurs usines
Au déplacement des frontières,
À la couleur des paupières
Ou de la religion.
Tout ce qui fait tourner leur moulin à pognon.

Drôles de métier, non ?
Vendeur de mort.
Dessinateur de destruction,
Ingénieur de désolation.
Mais de quoi parle-t-on
Au salon des marchands d’armes ?
De la dernière version
De l’obus à défragmentation.
Du rabais de quantité
Sur les mines antipersonnelles,
10 pour cent de réduction
A partir de 300 amputés.
On compare les mérites
De l’obus électronique
Ou de l’explosif filoguidé.
Et surtout de la crise qui guette,
De la paix qui menace
La bonne marche des affaires
Et pourrait réduire l’épaisseur
Des enveloppes de fin d’année.
Alors, on lève les yeux, on espère
Que d’un côté d’une frontière,
Quelques bons vieux militaires
Veuillent bien trouver une bonne raison
D’inventer une nouvelle guerre
Pour relancer les affaires,
Recrépir les cimetières
D’une couche fraîche de hachis de chair.

Le retour de la mèche

Sinueusement, l’hydre resserre ses anneaux.
Elle a la force et tout le temps. Sur chacun de ses fronts, une croix crantée qu’on avait cru enterrée à jamais au plus profond des cachots de l’histoire. Mais quand bien même on en couperait cent, il restera toujours une tête au sommet du serpent. Une mèche lissée sur le côté. Une moustache. Et une chemise brune pour le défilé. Au pas, s’il vous plait. Au pas, pour la liberté. Tous ensemble et bien alignés. Je ne veux voir qu’un seul homme. Rien qui dépasse. Tous la même couleur. La même odeur. La même langue et les mêmes mots.
Et tous les mêmes idées dans le cerveau.

Liberté de penser comme moi.
Liberté de parler comme moi.
Liberté d’agir comme moi.
Liberté d’exister comme moi.

Je suis votre liberté.
Suivez-moi !
Lentement, ils se mettent en marche, en bon ordre. Dix. Vingt. Cent. Mille. Cent mille. Des millions. Sur la même ligne et en même temps. Sur l’estrade, au-dessus des bannières, la mêche a une autre couleur, un autre format, en bataille, relevée, hérissée ou rasée sur les côtés. C’est fou, l’importance du poil chez les dictateurs. Le cheveu, élément majeur de l’identité visuelle, au même titre que l’uniforme, le drapeau et le fouetté de la main.
On les voit venir de loin, de toujours, leurs certitudes en bandoulière et les armes au poing. Un jour, pas si lointain, ils brûleront nos livres, raseront tous les crânes et les idées qui dépassent.

Un jour, on n’y peut rien, et pour certains d’entre eux, aujourd’hui, c’est déjà demain.

Nos corps mi-saison

Nous sommes faits pour la mi-saison.
L’entre-deux ni trop chaud ni trop froid.
L’été nous cuit et l’hiver nous transit. Nous sommes si vulnérables dans nos corps fragiles, réglés au degré près. Un coup de vent et nous toussons. Un coup de chaleur et nous suffocons. Une volée d’escaliers trop haute nous laisse pantelants, le souffle court et l’haleine chargée. Une bactérie s’insinue entre nos doigts et nous voilà sur notre lit de douleur, à demi inconscients et branchés sur un respirateur.
Une grippe nous emporte aussi bien qu’un cancer du côlon.
Et parfois nos cœurs se figent sans aucune raison.
Nous sommes tellement passagers, éphémères.
Retenus de force dans la gangue de nos corps périssables, nous durons à peine le temps de quelques saisons.

Esturgeon’s Blues

Les esturgeons peuplent notre planète depuis plus de 250 millions d’années. Ils sont reconnaissables grâce à leur corps allongé et pointu aux deux extrémités, leur tête en forme de bec, l’absence d’écailles et leur proportion hors-norme ; il n’est pas rare de rencontrer des esturgeons de 2 à 3,5 mètres et des bélugas de 5 mètres.

L’esturgeon se meurt et ses précieux œufs avec.
Vous savez, le caviar qu’on voit mangé à la louche dans les films de James Bond, le caviar pourrait disparaitre, faute de poisson porteur. Soudain, l’angoisse saisit le monde d’en-haut, qui contrairement au monde d’en-bas, ne se nourrit pas seulement d’un steak de minerai de viande pris entre deux tranches de plastique. Pourtant, le hamburger c’est bon, le hamburger c’est pas cher et on se demande bien pourquoi on lui préfèrerait des œufs gélatineux à la couleur douteuse arrachés sans façon aux entrailles d’un poisson.
Tous les goûts sont dans la nature, mais il y a des pervers, quand même.

Pris par surprise, les happy few envisagent avec angoisse l’apparition de cette nouvelle menace : que se passera-t-il lorsqu’il n’y aura plus de caviar pour tartiner le dos de leurs toasts monogrammés ? Le problème n’est pas tant la disparition de la matière première que le manque à dépenser : va trouver une substance comestible à 5’000 Euros le kilo ! Il y a bien la truffe blanche, 3’000 balles dans les bonnes années, mais ça te donne une haleine de chacal au petit déjeuner.

Désemparé et ne sachant que faire de cet argent qu’il ne pourra plus dépenser, l’ultrariche s’achète un bout de yacht pour se rassurer.

De l’ocre dans l’air

Repeint couleur sable, le monde a des allures de vieille photo jaunie, de carte postale d’avant la quadrichromie.

Nous sommes si loin du désert, si loin, et pourtant il suffit d’un peu de vent pour que les dunes se soulèvent et chargent l’air de souvenirs sépia. De photographies floues remplies de chapeaux à bords mous. D’images bougées aux couleurs mélangées. De fromage grillé qui coule sur la pierre d’un foyer improvisé et des courses parallèles au courant de l’eau sortie des glaciers.

L’odeur de la première neige, de ses flocons lents aux lueurs lampadaires.

Les sourires figés dans le carcan empesé des habits du dimanche et ma grand-maman Ida qui retient son foulard que le vent voulait emporter.

Juste une ligne de ciel

On se serait cru au fond d’une impasse, si ce n’était le sillon de lumière que le fleuve avait taillé d’est en ouest. L’ouest comme un point de fuite éperdu vers un long coucher de soleil, au fond, tout au fond de l’horizon, à l’embouchure où l’eau épuisée arrête enfin sa course linéaire pour embrasser le roulis de la mer.

J’aimais cet enfermement, cet enserrement. Les jours où le grand vent chaud nettoyait l’air à grands coups de balai, les montagnes descendaient des vallées, on aurait pu les caresser d’un revers de la main. J’aurais voulu qu’elles se penchent à se toucher, à laisser juste une ligne de ciel pas plus grande que la trace blanche de l’avion de passage.

Nuit décapotable

Habillées de lumière et d’un carré de soie,
Tes jambes nues luisaient au fond de l’habitacle.
Tes mains sur le volant frissonnaient quelquefois
Dans les parfums boisés de l’air décapotable.

Un voile de crépuscule attaché dans le dos,
Tu traçais un sillon dans le halo des phares.
Un pan de soie liquide enroulé sur ta peau
Inscrivait un frisson sur nos points de départ.

La route qui s’accrochait aux flancs nus des rochers
Nous emmenait plus loin au fond de la vallée,
Ton profil éclairé aux diodes lumineuses
Et les ombres pressées sur tes jambes nerveuses.

Nous étions suspendus à la fin de l’été,
À la route, à la nuit, au bord du temps qui fuit,
À un carré d’étoffe qui voulait s’envoler,
Malgré ce nœud fragile qui ne veut pas céder

Nous roulâmes ainsi jusqu’au petit matin.
Le soleil sur le lac découpait des rivières,
Semait sur tes épaules un champ de taches claires
Qui s’envolaient légères sur les bords du chemin.

Habillée de lumière et d’un carré de soie,
Tu coupas le contact, sortis de l’habitacle.
Je vis ta jambe nue et un escarpin noir
S’inscrire dans le reflet de ta décapotable.

La saison des fleurs

La fenêtre encadre un carré de nuages tressés de ciel bleu. Un sapin, un massif vert été comme hiver, un arbre immense et décharné et un cerisier couvert de fleurs d’un rose fragile comme ce demi-jour de printemps. Au fond, un magnolia en pleine bourre envoie tout ce qu’il a. Il faut faire vite, au premier coup de vent, les pétales vont s’envoler.
La lumière change, imperceptiblement.
L’air immobile attend la suite, les couleurs et l’arrivée du vert, tendre, pomme, profond, amusé ou fatigué. 

Chaque année le même miracle à peu près au même moment. 
Mécanique immuable et pourtant, y aura-t-il toujours un autre printemps ?