La poix et le vent mêlés

Avant de te réveiller, tu sais déjà qu’il fera beau.

Tu ouvres les yeux.
Les étoiles s’abîment dans le ciel bleu-métal. Le jour lèche la lisière des montagnes et la neige s’allume de tons de pleine lune.

Déjà, tu n’en peux plus d’attendre. Sous la douche, tu décides que tu te raseras ce soir ou demain ou n’importe quel autre jour. Et tu petitdéjeuneras derrière ton volant, parce que là, maintenant, il faut que tu partes, que tu te tires, que tu te barres au plus vite.
Tu as déjà perdu trop de temps.

Une éternité plus tard, tu coupes le moteur.

Frénétique, tu enfourches tes chaussures de ski. Ton sac est prêt que tu refermes, mais non ! T’es trop con ! Les peaux sont encore à l’intérieur. Tu les sors. Tu les étends sur les semelles de tes skis. Tu les assures à l’arrière avec le petit crochet.
Ok, les skis sont prêts.
Tu règles la longueur des bâtons. Mais où j’ai mis mon porte-monnaie ? Fébrile tu entreprends de vider le coffre de son contenu quand, bon sang mais c’est bien sûr, je l’ai laissé à l’avant, juste à côté des clés. La bouteille d’eau ? Déjà dans le sac. Le téléphone ? Bien au chaud dans la poche de poitrine. Et les gants ? Les gants ont disparu ! Mais non, ils sont là, imbécile. Tu refermes le sac. Tu engages tes chaussures dans le mécanisme de fermeture, ‘tain c’est pas vrai ! Elles sont encore en configuration descente. Tu déchausses. Tu tires sur le levier. En sueur. En vapeur. Si ça continue, tu vas exploser. Enfin, tu es prêt. Tu places tes skis dans la trace qui te mènera au sommet et tu pars, comme un avion.
Cinq minutes plus tard, te voilà à l’arrêt, en apnée et en nage.
Tu poses ton sac.
Ta veste.

Enfin, tu relèves la tête.

La neige est bleue et sent le printemps. Les sapins réchauffés exhalent un parfum vert et or que tu reconnais, l’odeur de la poix mêlée au vent de la forêt.
L’odeur que tu skiais au sortir de l’enfance, dans ce couloir étroit que toi seul connaissais.

Seul au fond de ce monde où le soleil ne se couche jamais.

Capture1.PNG

 

Le soleil parfois

Devant toi le paysage se noie dans un pot de ciel gris.
Les arbres flous des montagnes et les vallées s’estompent, leur vert pimpant qui se délaye au fur et à mesure des lavages, du vert printemps au vert de terre, au vert de gris, au gris de mer atone des petits matins effrayés par la nuit.

Récuré au lavis de gris, le monde perd ses lignes brisées, ses angles vifs et ses lignes de démarcation. Recouvert d’un glacis de gris, le monde gagne une nouvelle frontière, un no man’s land aux contours fluctuants qui mange la cime des arbres et les derniers lambeaux de neige accrochés à l’échine décharnée des montagnes.

Devant toi le printemps se noie dans un pot de miel gris. Tu regardes cette zone mouvante et floue où les bords du buvard du ciel absorbent l’encre qui remonte du sommet de la terre.
Tu regardes et tu te dis que le soleil, parfois.

Donc, le printemps

On me dit que je ne suis pas gai. On me dit que je repeins le monde en gris terne, en gris souris, en gris sale ou en gris de cafard. Il paraît qu’à me lire on attrape le bourdon, le chien noir, comme l’appelait Churchill. Je serais devenu une source de soupirs et de désenchantement.

Alors là, je dis non. Il faut qu’ici règnent la joie les fleurs et l’esbaudissement. Donc, je vous prierai de bien vouloir vous asseoir à vos pupitres et d’ouvrir vos cahiers. Trempez vos porte-plumes dans vos encriers. Écrivez.

Le printemps.

Hier, c’était le printemps. Le soleil s’est levé. D’un seul coup l’herbe a poussé. Pas une herbe en conserve ou en pâte à modeler, non, une herbe capiteuse et tendre qu’on voudrait aller brouter, à quatre pattes dans les pâturages avec une cloche autour du cou et « Marguerite » brodé en lettres fleuries sur le cuir de la sangle. On voudrait être une vache luisante, noire et blanche, au large museau rose, on voudrait s’appeler Marguerite pour aller tondre ces irréels pâturages, s’en mettre jusque-là de toute cette verdure qui brille d’un seul coup sous le ciel indigo que les dernières neiges ont essoré et repassé de frais.

On voudrait être une vache pour regarder passer tous les trains et les automobiles enfilées en gouttes brillantes par le fil flottant des autoroutes. On voudrait être Marguerite pour rester là des heures à sentir l’odeur des cailloux réchauffées par le soleil, l’odeur de l’asphalte tiède, et toutes les autres odeurs ressuscitées par le retour de la première chaleur. On voudrait se coucher au beau milieu du paysage, attendre l’arrivée d’un nuage, attendre paisiblement, au milieu des fleurs et du tronc nu des arbres, rester là sans bouger dans l’air tiède et vibrant. Suivre des yeux la course du soleil. Rester là sans bouger. Être une vache qui rumine au milieu d’un champ.

Et de toutes ses forces respirer le printemps.

Qu’est-ce qui se passe avec le temps qui passe ?

On dirait que l’air s’est épaissi.
On dirait qu’il faut tailler le paysage à la machette pour avancer. On dirait que les semelles se mettent à coller à l’asphalte. On dirait que l’air est si lourd qu’il écrase les épaules et fait fléchir les genoux. On dirait que sous les étoiles, le ciel est si lourd qu’il va nous écraser.

Avec le temps qui passe, on dirait que le vent souffle toujours de face et plus jamais dans le dos.

On dirait qu’il y a de la mer de l’autre côté des montagnes et des montagnes de l’autre côté de la mer. On dirait que la terre ronde n’en finit pas de tourner sous les pistes où nous roulons, immobiles, dans des carlingues qui nous emportent à plus de neuf cents kilomètres à l’heure.

Avec le temps qui passe, on dirait que tous les avions qui décollent atterrissent toujours sur le même aéroport.

On dirait qu’il y a toujours les mêmes lumières et les mêmes obscurités. Ce qu’il faudrait dire et ce qu’il faudrait écrire. Ce qu’il ne faut surtout pas oublier. Tout ce qui est inutile et tout ce qu’il faudrait garder.

Avec le temps, rien ne s’en va et tout s’additionne. Les années noires ou bleues, les détours infinis pour arriver nulle part. Avec le temps, rien ne s’efface. Les phrases inachevées et les gestes suspendus qui pèsent si lourd sur mes épaules que je m’assieds essoufflé au bord du chemin.

Pourtant la route descend en pente douce.
Il fait si beau.
On dirait le printemps.

%d blogueurs aiment cette page :