
Catégorie : Le Tour de Rien
Prière pour un Dieu méchant
Prendre la route et voilà tout.
Se dresser sur les pédales et partir pour n’importe où. N’importe comment. Qu’importe. Fuir ? Même pas. Glisser. Flotter. Aller. Allez ! Impératif si souvent crié du bord de la route. Le cycliste provoque souvent l’amusement, la compassion, parfois un élan de tendresse, le souvenir de la première envolée, de la première chute sur l’asphalte brûlant, des genoux râpés, de la sensation de voler, du grésil soyeux de la roue libre en liberté.
Une autre façon de marcher.
Prendre la route droit devant soi, le monde sous ses roues, le monde à ses pieds. Sa vie rangée dans un grand sac de selle, maillot, cuissard, chaussettes, veste imperméable et pantalon léger pour le soir. Deux bidons remplis à ras bord et devant, bien à l’abri dans une vaste poche accrochée au guidon, sommeillent une pomme et quelques barres de céréales.
Avec les kilomètres, la route devient l’unique paysage, noire, grise, bleue ou blanc étincelant. La route aux infinis visages, les chemins de traverse que l’automobile ne connait presque pas. La route à trop de voies. L’impasse. Le chemin de halage qui borde le canal où se reflètent les nuages et quelques cygnes de passage.
Et à l’intérieur,
Le coeur qui bat,
Tout se concentre là, à l’intérieur.
Le soir, la ville ou un village peut-être,
Les néons bien sûr et la lumière artificielle,
Des visages faméliques,
Des mares de sang,
Les explosions du monde sur tous les écrans,
Les années qui passent et la mort qui vient,
Doucement.
Systole,
Diastole.
Il n’y a rien à dire, plus rien à espérer, juste faire advenir demain, se lever, petit-déjeuner, se remettre en selle, les bidons pleins. Sortir de la ville. Rouler, traverser tranquille les champs de l’été avant qu’ils ne se transforment en champs de bataille.
Bande de gros cons.
Il faut vraiment espérer Dieu.
Un Dieu méchant, vengeur et sans pitié. Qu’avant l’apocalypse, il saisisse tous ces grands mâles maîtres du monde. Qu’il les pende par les pieds avant d’aller voir le diable. Qu’ensemble ils les embrochent, attendrissent leurs chairs molles, à feu doux, en cuisson lente, en mort différée, suspendue, contenue, cadavres rôtissants, agonisant éternellement.
À vélo.
Oultremer
Moïse à vélo
Le jour hésite et moi aussi, au départ de cet été coincé dans ses cale-pieds. Du noir profond au gris glacé, les nuages s’entassent aux quatre points cardinaux.
Pour l’instant, il ne pleut pas.
Pour l’instant.
Ensuite, c’est à toi de voir. Dehors, le vent mutin te siffle qu’il t’attend et que rien de fâcheux ne pourra t’arriver. Toi, tu sais bien qu’il ment. Tu auras à peine mis ton derrière sur ta selle qu’il mettra en perce les barriques du ciel. Pourtant cette lueur à la lisière des montagnes te décide à enfourcher Rossinante, avec quand même une veste imperméable dans la poche arrière gauche, faudrait pas prendre les cyclistes du bon Dieu pour des grenouilles météo.
Donc, nous voilà partis, mon vélo et moi, petite montée, gravier, descente rafraîchissante avant le raidillon à quinze degrés qu’à ma grande surprise je franchis sans mettre pied à terre. Et pas une seule goutte. Se pourrait-il qu’une force venue du ciel retienne ses torrents et infuse un sang neuf à mes jarrets usés ?
Il se pourrait.
J’avance, vent de face et ma proue fend la coulée de nuages.
Moïse peut aller se rhabiller. En plus, son canal de Suez c’était même pas la mer Rouge mais un vague delta du Nil plein de roseaux que le vent avait découverts jusqu’à la plante des pieds.
Donc, à ma droite un rideau de pluie. Même topo à ma gauche et moi bien au sec au milieu. Il y a des jours où on se prend à rêver d’un monde où les orages épargneraient les cyclistes et réserveraient leur courroux à l’usage exclusif des conducteurs de gros 4X4 ou de motards à explosion. Presque deux heures que je roule et je ne suis à peine brumisé. Soigneusement pliée dans la poche gauche, ma veste imperméable s’étonne d’être encore là. Le vent est presque tombé. Quelque chose a dû se passer, une météorite à explosé le carburateur de la mécanique céleste et le culbuteur a culbuté.
Je ne peux pas ne pas finir inondé de la tête aux pieds.
C’est mathématique.
Statistique.
Et pourtant, je roule tranquille aux franges d’un orage immobile, lové dans cette poche de bonheur étale, étanche, insensible à la lueur des éclairs, hors de portée de la horde, du tonnerre qui gronde et du fracas du monde.
Faire revenir les chromes
Il luisait doucement dans la pénombre.
Discret. Rouge fatigué. Le guidon plat et recourbé. Penché sur sa béquille, nonchalant, sans rien dire. Et terni. Terni aussi, blanchi par la poussière du ciel, vieilli, ridé, usé par les années. La toile de ses pneus un peu ébouriffée. Le cadre fin et les haubans légers. La silhouette filigrane, le haut de la fourche chromé, encore brillant après toutes ces années. Né dans les années 70 dans les usines Cilo, comme mon premier vrai vélo. Sans crier gare, ces quatre lettres me transportent sur ce foutu raidillon à cinq heures d’un matin de juillet.
Il fait déjà si chaud et je n’ai pas dormi.
Des nuits blanches de l’adolescence et de leurs lendemains qui déchantent on tire des conclusions douces-amères quand il s’agit d’attaquer cinq kilomètres de plan incliné à la seule force de ses jarrets.
Je voudrais bien m’arrêter là, sur le plat, me coucher entre deux murs de pierres sèches et dormir tranquille jusqu’à la fin de mon échec scolaire. Seulement, il y a maman. Elle va se lever dans un peu plus d’une heure. Faire sa toilette. S’habiller. Prendre son petit-déjeuner. Ne pas me voir sortir de ma chambre alors que le car va bientôt arriver. Elle ouvre la porte de ma chambre. Le lit est vide. Vide.
Vingt minutes plus tard, j’ai franchi le premier palier sans mettre pied à terre et en souplesse, s’il vous plait. Sur le long faux-plat, je m’interroge, comment est-ce possible que j’avance à cette allure, les jambes en manches de veste et des haut-le-cœur plein l’estomac ? Je ne sais pas. Les deux derniers kilomètres d’ascension, je les efface de la même manière, au train, et presque sans transpirer. J’arrive chez moi, je mets pied à terre et range mon vélo sous l’abricotier. Ensuite, je grimpe sur cet arbre commodément situé juste sous ma fenêtre que j’ai pris soin de laisser entrebâillée. D’un bond léger je glisse de la branche vers l’intérieur de ma chambre, stratagème ingénieux qui supprime le passage par la porte d’entrée et le déclic de son loquet bruyant qui ne manque jamais de réveiller maman.
Je rejoins mon lit. Aucun bruit. Tout le monde dort.
Devant moi, le vélo rouge marqué désir. Je le voulais pourtant, commun, ordinaire et si possible un peu fané, juste ce qu’il faut pour ne pas craindre la morsure de la pince monseigneur pendant que papa déambule dans les rayons remplis de légumes ou de chocolat.
Je le voulais aussi invisible que cet adolescent caché au dernier rang.
Je vais te le démonter aussi sec, le nettoyer, le graisser, lui changer les pneus, faire reluire ses jantes et ses garde-boue.
L’oindre des meilleurs produits.
Refaire à neuf mes souvenirs.
À vélo
À vélo
Habiller la lumière

Pour entourer la lumière, les ouvriers dressaient d’épais murs de pierre.
Pour habiller la lumière ils mélangeaient les couleurs, tendaient des fils de plomb arachnéens entre deux éclats de verre. Ils perçaient d’infimes lucarnes aux faites de leurs coupoles pour mieux voir les mouvements du ciel, de l’aube au crépuscule, du bleu paisible au noir d’orage.
Le dedans pour le dehors, faire parler le jour, enchâsser le soleil dans une fente étroite, forcer ses rayons dans lame oblique à peine troublée par le voile tissé dans la poussière du temps.
C’est ainsi qu’assis dans la pénombre on comprend la clarté, immobiles dans le mouvement du monde, tranquilles dans un océan d’intranquillité.




