La véritable origine de l’automne (26)

Adam était tout à fait réveillé maintenant. Il fit le tour d’Ève. Lentement. Minutieusement.
Les cheveux, il y avait ces cheveux, longs, argentés, fluides sur ses épaules et tout le long de son dos. On n’avait pas idée d’avoir les cheveux aussi longs. C’était tout sauf pratique. Ça devait gratter et chatouiller, ça devait s’emmêler au moindre coup de vent. Et surtout, ça faisait comme un écran, comme un voile par-dessus les pans de son manteau qu’on aurait bien voulu écarter pour voir ce qui était caché derrière. Elle cachait sûrement quelque chose, peut-être que son dos était recouvert d’écailles, peut-être qu’elle avait des ailes, une carapace ou une minuscule paire de cornes. Ou peut-être qu’il y avait là, au-dessous de la ligne des épaules et jusqu’au point de jonction de ses jambes, quelque chose d’infiniment troublant et d’infiniment désirable, quelque chose à voir, absolument.
Adam s’était figé derrière elle. Il avança la main. Ève se retourna vivement.

– Vous faites quoi, là ?

– Moi ? Mais j’ai rien fait !

– Bien sûr. Et moi je m’appelle hippopotame.

– Justement, vous vous appelez comment ?

– Ève.

– Ève, c’est un joli prénom.

– Qu’est-ce que vous voulez faire avec mes cheveux ?

– Mais rien. Rien du tout. Je veux juste voir ce qu’il y a derrière.

– Je vous demande pardon ?

– Ben oui quoi ! Ce qu’il y a derrière.

– Ah oui ! Derrière. Et vous pensez trouver quoi, derrière ? Un hippopotame ?

– Je voulais juste…

– … Voir ce qu’il y a derrière. On a bien compris. Mais pour voir ce qu’il y a derrière, il faut d’abord demander la permission. La permission, vous comprenez ? Je vais vous expliquer : voilà, nous ne nous sommes jamais rencontrés. Alors, le principe, c’est que vous évitez de me tourner autour sans rien dire. Je ne suis pas un gros caillou brillant. On ne m’inspecte pas. On ne m’ausculte pas. On s’avance. On tend la main. On se présente : « Bonjour, je suis Adam, l’apothéose de la création. » Je vous répondrai que je suis Ève et nous entamerons une conversation. Ensuite, au fil du temps, nous atteindrons un niveau d’intimité suffisant pour que je vous donne la permission de soulever mes cheveux. Vous pourrez voir ce qu’il y a. Derrière.

– Justement ! Maintenant qu’on a fait les présentations et qu’on a eu notre discussion, tu pourrais te tourner ? Que je dégage tous ces cheveux et ce bout de tissu qui m’empêchent de voir ton dos.

La véritable origine de l’automne (25)

Engoncé dans une gangue de demi-sommeil, Adam déglutit bruyamment. Il renifla, renâcla, émit toute une série de bruits mouillés et tout à fait décourageants. Il se tourna, se mit en boule, se déplia, les yeux obstinément fermés à la lumière du jour, le corps engourdi et lové dans les derniers replis bleus du sommeil. Un rayon de soleil vint se planter au coin de son œil et une tache rouge parcourue de veines se forma derrière le rideau tremblant de ses paupières closes.

Une mouche le frôla. Il se retourna. La mouche vint se poser sur son front. Il secoua vivement la tête. La mouche s’envola avant de revenir se poser au même endroit. Il se mit une grande claque dans le visage, mais la mouche fut plus rapide et s’éloigna en vrombissant. Adam finit par ouvrir un œil puis deux. S’installa sur le côté, en appui sur un coude. Il redressa la tête et bailla immensément.

– On dirait la bouche de ce grand animal gris que j’ai vu se baigner dans le fleuve.

Adam fit un saut de carpe, un bond de serpent qui le projeta sur ses deux pieds. Il se retourna en direction de la voix. À contre-jour, derrière le rideau brillant du soleil levant, une silhouette floue se tenait debout, de profil, immobile. Encore brouillés de sommeil et éblouis par trop de jour et trop de lumière, les yeux d’Adam n’arrivaient pas à faire la mise au point, à détailler les contours de ce visage indifférent et tourné vers un point fixe qui n’était pas lui.

– Un animal gris ? Quoi comme animal gris ? Ici, c’est rempli d’animaux gris.

– Un animal gris et immense. Avec une peau qui ressemble à une coque. L’intérieur de sa bouche est rempli d’un rose intense et très surprenant. Quand il bâille, on dirait qu’il va avaler d’un seul coup toute l’eau du fleuve.

– On appelle ça un hippopotame. HIPPOPOTAME !

– Pas besoin de crier et je trouve ça affreux, comme nom, hippopotame.

– Oui eh bien moi, je trouve ça malpoli de me comparer à un hippopotame. L’hippopotame, c’est moche et c’est gros.

– Je ne parlais pas de la forme et de la taille de l’hippopotame, je disais juste que vos bâillements se ressemblent.

– Non je ne ressemble pas à un hippopotame. Je n’ai rien à voir avec un hippopotame. Je suis Adam. Le premier homme. Et Dieu m’a placé au sommet de la création.

– Si vous voulez mon avis, ce n’est pas ce qu’il a fait de mieux.

La véritable histoire de l’automne (24)

Je flottais dans la lumière juste au-dessus de l’eau. Je ne me souviens pas d’avoir eu froid ou d’avoir eu chaud. Je flottais, c’est tout. Maintenant, sous mes pieds, il y a la terre, le sable qui est encore frais. Sous mes pieds, il y a le matin. Je suis la première femme.
La première femme ?
Est-ce que ça veut dire qu’il n’y en aura plus jamais d’autre ? Je n’ai pas envie d’être la première, ni la dernière, pas envie de voir mon nom inscrit quelque part.

J’aimerais juste aller me promener.

Je n’ai pas envie d’attendre, attendre quoi, d’ailleurs ? Que cet homme allongé se réveille ? Qu’il se mette à parler ? Parler de quoi ? Je n’ai pas aucune envie de parler avec lui. Ni avec personne d’autre. Ève, je trouve ça ridicule, je n’aime pas ce prénom. Je ne suis pas un rêve. J’ai de la chair autour des os. Mes deux pieds sont plantés dans la terre. Je n’ai pas froid et mon ventre me dit qu’il faudra bientôt que je mange. Mon ventre a faim et mes jambes s’impatientent.
Je n’ai pas envie de parler.
J’ai envie de partir.

J’ai juste envie de marcher.

La véritable histoire de l’automne (23)

– Personne ne m’attend et je n’attends personne.

Elle se tenait droite dans le petit matin. Droite. Dieu pensa qu’elle devait être plus grande qu’Adam. Plus droite. Elle n’avait pas l’air surprise, non, elle n’avait pas l’air d’avoir peur, ni d’avoir faim ou froid. Elle était là, c’est tout. Solidement prise dans les plis flottants de son manteau. Dieu la regarda intensément. Elle ne faisait pas partie du plan et pourtant Il avait l’impression de l’avoir déjà vue, rencontrée quelque part, cette figure de proue aux cheveux d’argent. Quelque part, mais où et dans quel autre rêve ? Elle restait là en silence; elle n’avait pas d’autre question. Dieu reprit.

– Toi qui es sortie de mon rêve, il faudra que Je te trouve un nom… Rêve, ce serait un joli nom.

– Je ne suis pas un rêve. Autour des os, j’ai de la chair.

– Avec Ève, Je garderai un bout de rêve autour de tes os.  

– Et comment s’appelle cet homme qui m’attend ?

– Lui, c’est Adam, l’homme que J’ai façonné dans la glaise.

– Et moi, je suis quoi ?

– Toi tu es la première femme.

– Et quel est le lien avec Adam ?

– Vous êtes semblables et vous êtes différents.

– Dans mes rêves, il n’y a pas d’eau pour se mélanger à la terre.

– Dans la glaise Je vois le mouvement des corps immobiles.

– Moi je vois de la terre mélangée à de l’eau. Le soleil va bientôt se lever.

– Moi, Je vais retrouver tous les endroits du monde.  Adam va bientôt se réveiller.

La véritable histoire de l’automne (22)

– Vous voudrez bien M’excuser pour ce geste déplacé. Je m’étais endormi, Je crois. Endormi, c’est ça. Quelle merveilleuse sensation. Endormi, Je me suis envolé au-dessus de Mon monde. Je l’ai regardé. Mon monde est si beau vu d’en-haut; J’étais tellement occupé à le construire que J’ai oublié de le regarder. J’étais tellement occupé à le modeler que J’ai oublié de le sentir.

Dieu ferma les yeux

– Le monde sent si bon. Pour la première fois, J’ai senti l’odeur du monde. Pour la première fois, Je me suis échappé, Je me suis abandonné. Je crois bien que j’ai… Rêvé ? Rêvé ! Vous vous rendez compte ? J’ai rêvé, le temps d’une fraction de seconde. J’ai rêvé, vous comprenez ?

– Je crois que nous n’avons pas été présentés.

– Je suis Dieu qui a créé le monde. Je suis le commencement et la fin, Celui qui était, qui est et Celui qui sera.

– Et celui qui rêve à ses moments perdus.

– Celui qui rêve à ses moments perdus… C’est vertigineux, vous ne trouvez pas ? S’il existe Dieu tel que Dieu rêve, alors Dieu est-il encore Dieu ? Et le monde rêvé de Dieu, fait-il partie du monde créé par Dieu ?

– Ce que je sais, c’est que mes pieds se refroidissent.

– Vous étiez suspendue au-dessus de l’eau.

– Je ne connais pas le goût de l’eau et sous mes pieds la terre est froide.

– Alors J’ordonne à la terre de se réchauffer.

– Et pourquoi ne pas inventer une paire de chaussures ?

– C’est vrai ! Je n’y avais pas pensé.

– Et pourquoi ne pas me prêter votre manteau ? Je n’ai que mes cheveux pour me protéger du froid.

Alors, Dieu mit un genou à terre. Il tira de sa poche un ciseau. Dans les plis de son manteau, Il découpa une large bande de tissu qu’il déposa bien à plat sur le sol. Il dessina à main levée le dos, le devant et le tracé du col. Les manches qu’Il fit assez longues pour mieux pouvoir les redoubler. Il dessina aussi des poches profondes pour permettre aux mains de bien se réchauffer. Ensuite, Il découpa l’étoffe et faufila à la hâte avec du fil grossier. Il fit un premier essayage. Recoupa ici et retailla là. Pinça au niveau de la taille. Ajusta la hauteur de l’ourlet. Ajouta un peu de fourrure au bord de l’encolure et sur les parements, une bande de velours. Ensuite, Il se mit à coudre au fil double et doré, le devant avec le dos, entre les deux les trous des manches, au milieu la doublure… Dieu tirait la langue et cousait lentement.

A la fin, Il tendit à bout de bras le manteau terminé et la couvrit délicatement. Il referma les deux pans en portefeuille mais les deux pans s’ouvrirent aussitôt. Alors, Dieu eut l’idée de la boucle, d’une rangée de trous percés dans une ceinture qu’Il découpa aussitôt. Il ferma à nouveau les deux pans du manteau, fit passer la ceinture autour de la taille et resserra juste ce qu’il faut. Enfin, Il engagea l’ardillon dans le trou qui se trouvait au centre de la boucle.

– Vous avez de bonnes mains. Des mains habiles et qui savent travailler. Mais je vous rends votre manteau. 

– Laissez-moi au  moins prendre la mesure de vos pieds.

– Vous n’aurez pas besoin de me tailler des chaussures. Mes pieds nus aimeront sentir la fraîcheur de la terre.

– Le jour se lève et bientôt la terre se réchauffera.

– Mes pieds nus aimeront la brûlure de la terre.

Derrière eux, endormi et toujours couché sur le sol, Adam émit un faible grognement. Dieu se retourna.

– J’avais oublié : voici un homme, Adam. Je crois que c’est vous qu’il attend.

La véritable origine de l’automne (21)

Ce merveilleux visage était en colère, en furie et en rade; des éclairs noirs dans les yeux noirs, la bouche à court de souffle et étouffée par un caillot de rage.

– Dites, ça vous prend souvent ?

– ???

– Oui, ça vous arrive souvent de mettre votre main dans le décolleté des filles ?

Dieu regarda tout autour de lui. L’aube n’avait pas changé de couleur. La terre n’avait pas changé d’odeur. Pas de note nouvelle dans les  premiers chants des oiseaux. Un matin comme les autres et comme tous les six autres matins.
Tout était normal et plus rien ne l’était.
Dieu était à nouveau Dieu. Déployé jusqu’aux derniers confins du monde, omniprésent, omniscient et créateur de toutes choses. Mais il y avait du nouveau, de l’inédit. Quelque chose s’était produit à la surface de la terre, quelque chose d’inouï et de jamais vu jusque-là : la naissance d’une créature nouvelle qui n’était pas le fait de Dieu.

La véritable origine de l’automne (20)

Adam avait fini par s’endormir.

Assis à ses côtés, Dieu, qui n’avait pas de fin ni de commencement, Dieu qui était réveillé depuis la nuit des temps, Dieu infatigable et à jamais dur au mal, Dieu fut, pour la première fois, victime d’une méchante attaque de paupières. Il sentit monter en Lui le va-et-vient gourd d’une houle régulière. Le flux et le reflux tranquille d’une vague hypnotique, une vague à deux temps : en haut, en bas; à l’envers, à l’endroit. Systole. Diastole. Au fond de l’horizon, les couleurs floues de l’aurore remontaient lentement le long des fils de la résille dorée des étoiles. Un pied sur le rebord de l’aube, le jour hésitait encore à s’avancer dans le noir. Alors, lové dans les bras lourds du monde, recroquevillé dans le dernier recoin sombre de la nuit, pour la toute première fois de Son existence divine, Dieu s’endormit.

Le temps d’une fraction de seconde et d’une éternité et Dieu avait quitté le monde qu’Il avait créé: Il avait abandonné Adam allongé sur le sol, la nuit pâle et le jour qui allait se lever. Derrière Ses paupières closes, Dieu vit se lever un autre soleil, dans un autre bleu du ciel. Il volait à l’horizontale  sur les étendues d’une mer immense, au-dessus des lignes métalliques formées par des rangées de vagues parallèles qui s’avançaient en ordre de bataille vers la ligne du front rêvé de l’océan. Relevant la tête, Dieu aperçut au loin les contours imprécis d’une ombre portée sur la surface de l’eau. Quelque chose flottait quelque part, au fond de l’horizon. Une altération infime de la densité de l’air qui semblait à la fois réfléchir et absorber les rayons du soleil. Dieu donna dans l’air un coup de pied vigoureux qui Le propulsa à la vitesse de la lumière en direction de l’objet inconnu. Il se mit parfaitement à l’horizontale, les bras le long du corps, la tête rentrée dans les épaules. Il gagna encore un peu de vitesse et petit à petit, ce point infime et flou se mit à grandir dans son champ de vision. On aurait dit un voile, non, on aurait dit qu’à cet endroit précis, le ciel faisait des plis, ou plutôt formait un ruisseau qui coulait en direction de la mer. S’approchant encore, Dieu comprit qu’il s’agissait d’un nuage, un nuage souple et délié qui s’enroulait sur les contours flexibles d’une forme fluide. On aurait dit des cheveux, une très  longue chevelure parcourue de boucles lourdes aux reflets d’argent. Dieu accéléra encore, Il était tout proche, Il tendit la main, encore quelques centimètres et Son index tendu ressentit la caresse d’une matière inconnue. Quelque chose d’infiniment troublant, qui tenait à la fois de la brise, de la soie et des grains de sable jaune qui coulent entre les doigts. Lorsque Sa main eut traversé ce premier rideau, elle entra en contact avec un globe rond lisse et chaud. Au milieu elle rencontra un bouton, qui se dressa aussitôt. Un cri aigu déchira les airs et un poing rageur s’abattit du ciel

Dieu fit un saut de carpe et retomba durement sur le sol. À côté de Lui, Adam était toujours endormi. Dieu s’assit avec difficulté. Le jour était bien là mais Sa tête était remplie d’étoiles. Sa mâchoire semblait s’être déboîtée et Sa joue droite était en feu.

– GOUJAT !

Dieu sursauta violemment. Il sauta sur Ses jambes et fit volte-face, jambes tendues et poings serrés pour découvrir avec stupeur, posée là sur ce sol froid, la réplique exacte de la forme apparue dans son rêve.  Les mêmes cheveux, ou peut-être étaient-ce de longs fils de soie. Dieu se frotta les yeux. Il les ferma. Il les ouvrit à nouveau.

Il avait toujours debout devant lui, immobile et drapé dans un voile taillé dans un morceau de brouillard, ce corps étrange surmonté d’un visage que même les mains de Dieu n’auraient pas su sculpter.

La véritable origine de l’automne (19)

Le regard en flottaison sur la ligne floue de l’horizon, Dieu parut réfléchir intensément.

– Mais c’est vrai, Adam tu as raison : la solitude n’est pas une solution. La lionne vit avec le lion et toi tu cherches en vain quelqu’un qui te ressemble,  une personne qui t’écoute et  te parle, une épaule où tu puisses déposer tes armes, une âme sœur qui…

– … mais décidément tu dérailles ! D’abord tu me proposes un compagnon. Maintenant une sœur. Et après ce sera quoi ? Ma mère ? En string ?

– Adam ! Je t’en prie ! Je te parle d’une âme !

– Ah oui ? Et tu as déjà essayé de niquer une âme ?

– Adam reprends-toi, s’il te plait !

– Non je me reprendrai pas !  Tu es là à me bassiner avec tes histoires, tes hypothèses à deux balles et tes doutes métaphysiques. Mais bon, il faudrait savoir à la fin ! Tu es Dieu oui ou quoi ? C’est quand même toi qui as créé tout ce bazar rien qu’avec tes petites mains, tu me l’as dit cent fois !  Alors merde, c’est quand même pas bien compliqué. Ouvre ton grand livre de recettes à la page « Adam ». Regarde ce qui est écrit en face. Tu sais lire, non ? Alors, vas-y, qu’est-ce que tu attends ?

– En vérité, Je te l’ai déjà dit : Adam tu es dangereux. Aussi, il est absolument hors de question que tu te reproduises.

Dieu plongea une main dans l’immensité de la poche droite de son manteau. Il en retira une petite boîte en carton qu’il ouvrit avec précaution.  Il prit à l’intérieur un carré de plastique blanc qu’il ouvrit délicatement pour en extraire un disque translucide et gras, en tout point pareil à celui qu’il avait déroulé le long de son doigt.

– Adam, Je te remets cette boîte. Tu dois Me promettre qu’à chaque fois que tu seras sur le point de t’engager dans l’œuvre de chair, tu recouvriras ton membre de cette membrane que J’ai taillée à ta mesure. Et quand tu seras entièrement recouvert, tu n’oublieras pas de bien appuyer sur le petit réservoir situé à son extrémité. Chaque fois. CHAQUE FOIS, TU M’ENTENDS ?

– Je te reçois cinq sur cinq mon commandant.

– Adam, c’est très important. Il faut que tu t’engages solennellement, ici et maintenant. Jure devant Dieu que tu n’oublieras jamais.

– Je le jure !

– À toute heure du jour et de la nuit ?

– Je le jure !

– En toutes circonstances ?

– Je le jure !

– Au réveil et au coucher ?

– OUI, OUI,  À MIDI ET À MINUIT. JE PROMETS. JE LE JURE. JURÉ. CRACHÉ. PROMIS. CROIX DE BOIS, CROIX DE FER. Est-ce que ça va maintenant ? On peut passer à l’étape suivante ? Ou tu veux encore que je signe avec mon sang ?

– Pas de sang, Adam, pas de sang et surtout, pas de croix. Bien. Je crois que nous sommes d’accord. Je vais voir ce que Je peux faire.

– Exactement ton commandeur ! Regarde que tu peux faire. Et sans vouloir te commander, ça m’arrangerait si tu pouvais un peu te les agiter, ta grandeur. Ces nuits d’été font rien qu’à m’embraser.

La véritable origine de l’automne (18)

Immobile et un peu voûté sur les contours incertains de l’aube, Dieu fut parcouru d’un long frisson.

– Ce que Je compte faire ? Adam, Je ne sais pas. Pour la première fois, Je ne sais pas. Lorsque J’ai créé le monde, Je ne voulais pas d’un jardin tiré au cordeau. Je voulais de la vie, des lianes, des arbres immenses qui se déploient jusqu’au ciel. Je voulais des montagnes pour éclater l’eau des cascades. Des vagues pour déchirer la mer étale. Je voulais de la vie, du bruit et du vent. Des escargots qui avancent à la vitesse de l’escargot. Des aigles qui plongent du ciel à la vitesse de la lumière. Entre les deux, J’ai placé le bond de l’antilope. J’ai découpé sur la neige la ligne pointillée que tracent les deux pointes noires des oreilles du lièvre. Juste derrière, j’ai dessiné l’ombre de l’aigle. Les empreintes en zigzag jusqu’aux traces de sang. À la fin, l’aigle emporte le lièvre. Le vent emporte l’aigle et la nuit emporte le vent. À la fin, tout s’arrête. À la fin tout recommence enfin.

– À la fin, tout recommence! Vaut mieux entendre ça que de s’appeler Beethoven. Sérieusement, Dieu tu déconnes. À la fin, c’est la fin, The End, tu vois?

– La fin, c’est le commencement d’autre chose. Seulement, toi, tu es différent. Tu regardes le ciel et tu voudrais voler. Tu regardes la mer et tu voudrais nager. Quand tu as froid, tu voudrais réchauffer la terre. Quand tu as chaud, tu voudrais refroidir la terre. Tu voudrais changer le goût de l’eau. Tu voudrais retirer le sel de la mer. Tu voudrais des fruits nouveaux.

– Ah ça oui ! D’ailleurs, je voulais t’en parler. J’ai vu des grappes dans les vignes, alors, les grains, je les ai goûtés. Juste pour voir. Eh bien, laisse-moi te dire que ça m’a carrément arraché la gueule.

– Le raisin ne murit pas en été.

– T’es un peu con quand même. Alors ça sert à quoi le raisin, hein ? À faire vomir les moineaux ? Tu veux tuer les oiseaux ?

– Je ne veux tuer personne. Toi, tu tuerais bien tous les oiseaux pour te fabriquer des ailes. Tu éventrerais tous les poissons pour que tu puisses nager au fond des océans. Tes deux jambes ne te suffisent pas. Tu voudrais mille bras. Tu voudrais être ici et tu voudrais être ailleurs. Tu voudrais être partout à la fois. En vérité je te le dis, Adam, tu es seul et tu es dangereux. Et c’est bien là tout le problème.

La véritable origine de l’automne (17)

– En vérité  je te le dis, Adam, écoute-Moi.
Il existe, comme Je te l’ai dit, un principe fondateur, un commandement premier indiquant qu’en aucune manière Dieu n’altérera une créature qu’Il a façonnée de Ses propres mains. Adam, J’ai façonné ton corps dans la glaise. J’ai sculpté ton visage et tes mains. Je t’ai donné tout qui est nécessaire et Je t’ai offert en cadeau la faculté de communiquer. Aujourd’hui tu Me parles. Tu marches. Tu cours dans Mes prairies où coulent le lait et le miel. Tu bois à Mes sources d’eau claire et tu te repais de Mes fruits. Le soleil te caresse et la nuit te sourit. Les heures qui passent glissent sans bruit sur la surface de ta peau lisse. Éternel passager  d’un été immobile, tu es aujourd’hui très exactement ce que tu seras demain. Tu ne connais pas la peur, ni la faim ni la soif, ni le bruit de faulx que fait le temps qui passe. Tu regardes les nuages qui traversent le ciel sans savoir qu’ils peuvent crever d’un seul coup dans un bruit de tonnerre. Dans ton monde, pas de tempêtes, pas de cris, pas de larmes, juste quelques gouttes de pluie, tièdes et parfumées qui illuminent les ombres sur ton visage. Ici, il n’y a pas de nuits sans sommeil, pas de réveils blafards, pas de petits matins gris et figés par le gel : rien de tout ça, Adam; ici, il n’y a pas de froid.

– Tu dis ça, mais là, on supporterait bien une petite laine.

– Tu ne connais pas le froid, Adam, les mouvements fluides de son corps sinueux et long lorsqu’il remonte lentement le cours de tes veines, inexorablement vers le cœur pour consumer les derniers restes de ta chaleur. Prie ton Dieu de ne jamais avoir froid : tu ne le supporteras pas. Si jamais tu t’oublies, Adam, il Me restera le froid.

– Bien. C’était la minute météo. Maintenant si tu pouvais m’expliquer ce que tu comptes faire avec ce boudin autour du doigt.