Le monde pâte mi-dure

Isabelle Pariente-Butterlin est sans conteste la fille la plus embêtante du monde de l’univers et même au-delà. La plus têtue aussi. Ça fait des années qu’elle entretient avec une mauvaise foi inoxydable la flamme de ce délirant mythe urbain qui voudrait que le Gruyère soit rempli de trous, alors que non, pas du tout. LE GRUYÈRE A PAS D’TROUS ! Des documents photographiques irréfutables, une démonstration basée sur des faits scientifiques et même une expédition au cœur de la pâte mi-dure menée au péril de ma vie avec Candice, partie depuis au Groenland pour essayer d’échapper aux ramifications tentaculaires de la bactérie fromagère, rien, absolument rien n’y fait.

Inlassablement, Isabelle revient à la charge, balance une nouvelle rafale de trous, ose même élargir le champ pour conclure que : « Notre univers est tout entier constitué de trous de Gruyère dans lequel nous nous mouvons. » Alors, là, laissez-moi rigoler. Notre univers c’est pas du Gruyère, encore moins des trous. Notre univers, c’est une mesure de terre mélangée à une cuillère à soupe d’eau et relevée d’une pincée de feu. Secouez dans un shaker. Versez la pâte dans un moule sphérique enduit de Téflon. Laissez reposer sept jours. Démoulez le huitième matin. Vous obtenez une planète ronde, bleue et verte, et pas une boule de Gruyère qui d’ailleurs se fabrique en meule pour d’évidentes raisons d’entreposage et de manutention.

Donc, c’est sans aucune appréhension que je marche, fier et altier, à la surface de ce monde reconstitué. Pourtant, il arrive que je sente le sol se dérober sous mes pieds. Je n’exclus pas la présence de légères inégalités à la surface de la croûte terrestre et de gouffres obscurs dissimulés sous les mers qui engloutissent marins et vaisseaux. Bien fait pour eux : l’homme n’est pas fait pour aller dans l’eau.

Mais moi je marche et le bruit clair de mes pas résonne sur les pavés dans le noir. Mes semelles font crisser le gravier et mes pieds laissent une empreinte précise sur le sable, une zone sombre qui se remplit d’eau, dont les contours s’effacent, se diluent, disparaissent, pendant que je m’enfonce, les chevilles, les jambes et le tronc. La tête, finalement. Mes yeux recouverts de noir. Mes mains immobilisées le long de mon corps roidi, comprimé par la gangue souple qui l’enserre dans l’étreinte plastique de ses anneaux élastiques. Il n’y a pas d’appui, pas de prise possible. Je coule vertical au fond de ce trou sans fond. Ça peut durer des heures, des jours, des mois parfois. Des heures grises, uniformes, luisantes et livides, des heures lisses jusqu’à la nausée, des heures qui glissent sans bruit et fuient par une fente infime pratiquée dans le gras de la vie atone, de la vie qui colle aux mains, de cette pâte ni dure ni molle qui a la couleur fade d’un morceau de Gruyère et le goût blafard du pain quotidien.

Âââââââââââh.

Avez-vous jamais éprouvé un moment tiède de satisfaction béate? Un peu comme après les profiteroles, vous voyez ? Après le douzième plat, alors le chocolat noir referme le couvercle de vos intérieurs compressés et que votre estomac s’illumine à la vue d’une bouteille remplie d’un liquide ocre et extrait du siècle dernier.

Âââââââââââh.

Eh bien, pas plus tard qu’aujourd’hui, j’éprouvai ce même sentiment, sans blanquette de veau à l’ancienne, sans profiteroles et sans aucune boisson alcoolisée à base de malt pour mettre en joie vos sens tout en préservant la souplesse de vos artères.
Il était pas loin de quatorze heures. J’avais déjeuné, mais sans excès et j’avais bu de l’eau claire quand, tout à coup, je fus la victime d’une agression virtuelle et combinée sur un réseau social que nous appellerons Twitter.

Le sujet de cette embuscade a déjà fait l’objet d’un début de troisième guerre mondiale sur ce site. Pour faire court, nous dirons qu’une philosophe volante parisienne s’était mise en tête de démontrer la présence de trous dans le Gruyère, alors que tout le monde sait bien QU’IL Y A PAS DE TROUS DANS LE GRUYÈRE. On voit bien là à quel point la Parisienne est déconnectée des réalités du monde rural : de  l’agriculture elle ne connait que le Salon.

Donc, notre philosophe ailée profite d’un moment d’inattention de ma part pour s’introduire nuitamment dans la salle de contrôle de mon blog. (Je faisais la sieste, après les profiteroles) La voilà qui s’installe derrière le clavier pour écrire un article embrouillé que je n’arrive pas à effacer malgré l’utilisation quotidienne d’un détergent puissant. Il ressort de ce développement pétaradant que si le Gruyère n’avait pas de trous, alors ce serait du marbre et que, par conséquent, plus il y a de Gruyère, moins il y a de Gruyère. Certes.
En même temps, elle achète sur Amazon des sandales ailées de deuxième main ayant appartenu à Hermès. Hermès, le Dieu. Pas la maison qui fabrique des carrés en soie. Vous me suivez ?

N’empêche, le mal est fait. Le doute s’installe. On sent comme une gêne, comme un début de malaise. Se pourrait-il après tout que le Gruyère puisse avoir des trous ? Sentant venir sur moi le souffle mou de la dubitation, je décide d’utiliser les grands moyens et de recourir aux services d’une détective photographe professionnelle (et en plus, elle écrit) basée à Marseille pour des raisons d’exil fiscal et que vous retrouvez sous l’appellation @theoneshotmi chez Twitter. Un pseudonyme qui en dit long si vous voulez mon avis.

L’enquête dura des mois et rien ne nous fut épargné. Je crus défaillir à plusieurs reprises. Jamais cette jeune personne ne leva le petit doigt pour se porter à mon secours.  J’aurais pu mourir cent fois. J’avais faim. J’avais froid. J’avais des hauts et j’avais des bas. Contrairement à cette jeune demoiselle qui taillait la route sans jamais se retourner ni me tendre une main secourable alors que je passais mon temps suspendu au-dessus du vide. La preuve par cet extrait de notre grande enquête exclusive qui livre enfin toute la vérité sur le Gruyère. Je vous laisse juge du ton adopté par cette jeune femme lorsqu’elle s’adresse à moi. Page 123. Je cite :
« Ecoute Nicolas… Bien sûr, tu aurais pu tomber, te faire mal, te casser en deux ou en quatre. Bien sûr, ça aurait pu arriver. Mais ça n’est PAS arrivé. Tu n’es PAS tombé. Recompte avec moi : deux jambes. Deux bras. Une grosse tête entre les deux oreilles. Une féérie anatomique. Pour le reste, je ne dis pas. Pour le reste, c’est pas un psy qu’il te faudrait, c’est un bon garagiste. Maintenant, faut que ça cesse. Tes états d’âme : on s’en fout. Tes migraines : on s’en fout. Tes vapeurs ? On s’en fout. J’ai assez vu ta petite tête de fleur de navet. Maintenant, on termine le travail. Après tu pourras mourir quand tu veux et dans d’atroces souffrances. »

Et le respect pour mes cheveux blancs, c’est du poulet ?

Des mois d’enquête pour aboutir enfin à la preuve irréfutable de l’absence totale de trous dans le Gruyère. J’échappais une dernière  fois à une mort certaine lorsque je répondis à l’invitation de cette juvénile détective à la rejoindre dans sa ville sous le fallacieux prétexte de fêter cet heureux dénouement. Pour ma défense, il faut préciser que c’était octobre, gris, sombre et décérébré. La perspective d’un voyage à Marseille avait réveillé en moi un goût d’été. Je partis donc le cœur léger.  Marseille, le sud, les boules et le pastis toute l’année. Moi, comme tout le monde j’avais vécu abreuvé de Pagnol et de marketing cigalier.
Je débarquai donc sur le Vieux-Port en tongs et chemise hawaïenne par une température d’à peu près zéro degré. Pour dire les choses, il fait toujours froid à Marseille. Hiver comme été, sans parler de l’automne. Et toute l’année, c’est la mousson. Quand je suis arrivé, le ciel pleuvait des hallebardes et les nuées ne cessaient de se déchirer pour déverser sur mon corps transi le contenu de pleines lessiveuses. Quand je suis reparti, le rideau de pluie était si dense que j’ai dû remonter à la nage la longueur du quai qui me menait à la voiture 12 du TGV. Je faillis attraper une broncho-pneumonie. Je rentrai chez moi have et décharné.

Mais, en dépit de la pluie qui ne cesse de tomber sur Marseille, et nonobstant l’incrédulité des philosophes qui volent, je n’ai eu de cesse, durant tout ce temps, de lutter contre les forces malignes qui tentent sournoisement d’imposer l’idée d’un Gruyère à trous dans l’esprit du public.

Et aujourd’hui, après la bataille est enfin venue l’heure de la consécration. L’heure de la récompense. Alléluia. Je remercie ma famille. Mes parents. La Vie. Dieu. J’avais préparé un petit compliment mais l’émotion m’étreint au moment de vous dire que nous avons vaincu. Le dernier carré s’est rendu. J’ai ici l’acte de reddition. Daté. Authentifié de la main propre d’Isabelle Pariente-Butterlin, philosophe volante qui s’écrase. Qui capitule. Qui baisse le pavillon. Qui admet sans conditions l’absence totale de trous dans le Gruyère.

VOICI.

 

Ndlr. Certains habitués auront remarqué qu’il s’agit d’un DM, un message personnel qu’on envoie directement à son destinataire sur Twitter et ojecteront que ces messages personnels ne sont pas destinés à la publication. À cette remarque, je répondrai : et mon œil, est-ce un chou de Bruxelles ?

Cheese ROYAL – Les Aventuriers du Saint Trou


Une enquête troublante au pays du Gruyère par Candice Nguyen / theoneshotmi & myself.

De quoi s’agit-il exactement ? Je vais laisser la parole à Candice qui va vous expliquer. Dans cette enquête, c’est elle qui a fait les photos et elle n’est pas commode, si vous voulez mon avis. Vous comprendrez mieux quand vous aurez parcouru le compte-rendu illustré de notre voyage à Gruyèreland.

Candice, c’est à toi.

Parce que les Parisiens pensent qu’il y a des trous dans le Gruyère et qu’un incident diplomatique a presque eu lieu entre la France et la Suisse, il y a quelques mois de cela, nous avons voulu rétablir la vérité concernant ce sujet hautement sensible qu’est l’existence de trous dans le Gruyère..

Nous nous sommes donc livrés, en février dernier à une enquête de terrain on ne peut plus sérieuse doit-on le dire, mêlant approches scientifique (c’est Nicolas en blouse blanche), ethnographique (moi-même diplômée d’un Master d’Ethnologie et Sociologie Comparative s’il vous plaît du peu comme c’est pompeux) et photo-journalistique. Autant dire que d’une telle conjugaison de démarches ne peut naître que quelque chose de profondément CONSTERNANT.

Aussi, il n’y a plus grand chose à rajouter pour vous décrire cette folle épopée, si ce n’est que cela a été terriblement éprouvant.

Voici donc les RÉSULTATS DE CETTE ENQUÊTE et sa révélation finale.

Post Scriptum : la compression des images est affreuse mais quand je serai grande, j’apprendrai des trucs de PAO et de machin chouette bidule.
Photographies © Candice Nguyen www.theoneshotmi.com  / texte © Nicolas Esse www.nicolasesse.com

Pomme de terre

A l’opposé de la pomme qui grandit sur l’arbre, la pomme de terre grandit sous l’arbre.

Voici un légume introverti, de forme plus ou moins allongée et de surface plus ou moins cabossée. Une structure minimale : au milieu, la chair et tout autour, la peau.  Je vais vous dire, la pomme de terre, c’est le dépouillement, l’épure, la forme qui ventouse la fonction. Aucun chichi. Que de l’essentiel.

Un coup de pioche et elle se retrouve dans votre casserole. Plongée dans l’eau, la pomme de terre cuit un point c’est tout. Quand elle est cuite, elle se mange et voilà tout. Le reste, c’est de la littérature. Toutes ces préparations, ces mises scènes sophistiquées ne sont rien d’autre qu’un épiphénomène. Que l’une des multiples manifestations de la perplexité de l’âme humaine, de son angoisse lorsque arrive l’heure du repas du soir, que le frigo est vide et les enfants affamés. Face au vide et aux invites lascives de la restauration rapide, l’âme humaine décide que ce soir, ce sera purée, à cause des vitamines ou de ce que vous voudrez.
La pomme de terre se laisse faire et c’est là son moindre défaut.

Pour le conditionnement, la pomme de terre se fait en sac. Souvent plastique. Souvent transparent. Là encore l’âme humaine vient mettre son grain de sel et précise que la pomme de terre est ferme ou alors pas trop ferme ou alors carrément farineuse ce qui favorise la formation de purée, voir plus haut.
Sur le plastique, je lis donc : Pommes de terre. Farineuses – pour purée, gnocchi, gratin. Ça, c’est le mode d’emploi.

Sur la face arrière du sac, je lis, en lettres capitales : COMPOSITION : POMMES DE TERRE.

Et là, je crois bien que je vais passer l’âme humaine au presse-purée pour en faire de la pâtée Ronron. Apprenez donc que la pomme de terre est composée à 100% de pommes de terre. Rien d’autre. Rien que de la vraie bonne pomme de terre. Aucune trace de Gruyère ou de chocolat. Aucun colorant. La pomme de terre se compose de pomme de terre. Exclusivement.

Mais enfin qu’est-ce qui se passe ? Est-ce que l’âme humaine a bu ou fumé la moquette ? Est-ce que le fabricant du sac veut se protéger contre une plainte en nom collectif déposée aux noms des gens qui mangent des pommes de terre en pensant que ce sont des sardines ? Est-ce pour prévenir les effets du cancer de la pomme de terre ? Est-ce que la pomme de terre va se retourner contre nous ? Aux armes citoyens ! Tapie en rangs serrés, dans l’ombre de nos sillons, la pomme de terre fomente sa révolution.

En face du frigo, j’ai des envies de batte de baseball. Mon sac de pommes de terre à la main, je pense qu’il me faut du lait, pour la purée. Pour la purée, il faut du lait. Du lait blanc. Du lait livré en bouteilles. Du lait qui coule, en quelque sorte.

Sur la bouteille, je lis en lettres capitales : LAIT.
Et un peu plus bas : CONTIENT DU LAIT.

L’affaire du Gruyère : la réponse du ministère

Je demande à exercer mon droit de réponse. Assurément, certaines subtilités vous ont échappé, et dans la fumée d’une gauloise bleue, je tiens à préciser, dans un esprit qui n’a rien de polémique, les points suivants (on reconnaîtra ici une précision légendairement suisse) :

— J’ai consulté plusieurs grands voyageurs (au sens technique de grand voyageur, c’est-à-dire quelqu’un qui, pour des raisons souvent futiles comme des cours à aller faire, (dé)passe une bonne partie de ses revenus en billets de train) et ils m’ont tous confirmé qu’il ARRIVE qu’il y ait des trous dans le gruyère. J’ai alors compris que vous avait échappé la dimension probabiliste du syllogisme évoqué, dont la forme syllogistique elle-même demanderait discussion. Car si on multiplie les tranches de gruyère, on multiplie assurément les chances d’y trouver des trous, vous en conviendrez.
Ce qui, derechef, valide le raisonnement en question :    

– plus y a d’gruyère, plus y a d’trous
– plus y a d’trous, moins y a d’gruyère
– plus y a d’gruyère, moins y a d’gruyère

Si on formalise un tant soit peu, mais je crois que dans le contexte il ne faut rien laisser au hasard, nous sommes à la limite de l’incident diplomatique, notre raisonnement devient :

(a) Il existe x tel que x est du gruyère et x a un trou, (même un tout petit fera l’affaire)
(b) Si inconsidérément on demande à son fromager une grande quantité de x, on aura par là même une collection de trous qui devient, par la loi de la distributivité de De Morgan                                              
(c) Plus la quantité de x sera importante, plus la quantité de trous de x sera importante également (modulo la probabilité pour x d’avoir des trous)

d’où logiquement on conclura

(d) Il existe x tel que, plus on a de x, moins on a de x.

— Contrairement à ce que vous essayez d’établir en engageant une polémique sur la qualité et la quantité des fromages français, le domaine de quantification dans lequel on peut instancier la variable x du quantificateur existentiel n’est pas en cause ici, et la carte des fromages ne fait donc rien à l’affaire. Ce qui compte, uniquement, est que x ait la propriété F posée dans la prémisse (a), « avoir des trous ».

— Je suggère haut et fort qu’un fromage dans lequel il n’y aurait JAMAIS de trous, qui serait ontologiquement et essentiellement incompatible avec les trous, s’appellerait du marbre, et alors je comprends mieux pourquoi vous éprouvez le besoin de le faire fondre avant de le déguster : voilà qui devient une nécessité de re.

— Dans un souci d’apaisement, je conçois qu’il puisse vous être désagréable de voir ainsi soupçonner les fromagers suisses vendre moins de fromage quand ils en vendent plus (de facto … enfin, bref), et je vous propose de choisir un autre individu pour instancier existentiellement x, un truc qui aurait la propriété F nécessaire à la prémisse (a) et qui pourrait, au choix, être de la guimauve, de la crème chantilly, de la mousse au chocolat. Je pense que la chantilly qui a déjà eu les honneurs de votre blog, ferait un bon candidat.

Votre gauloise brune (et sans filtre)

L’affaire du Gruyère : Interruption des programmes.

Une seconde.

On me parle dans mon oreillette. Oui. C’est bien ici l’affaire du Gruyère. Un instant, s’il vous plait. On me dit que le ministère n’est pas content du tout. Mon article est une grosse daube.

On m’envoie à l’instant un texte d’ @IsabelleP_B la ministre en charge que j’ai eu l’occasion de rencontrer dans le cadre de mon enquête sur ce sujet délicat. On me dit que j’ai intérêt à publier cet article in extenso. Sans quoi je vais avoir de gros problèmes.  C’est intolérable. Je me plaindrai à la cour européenne. Et surtout, qu’on n’essaie pas de me voler mon ordinateur.

Voici donc la réponse de Madame la Ministre.

L’affaire du Gruyère IV

Assis dans sa cave, le fromager français sourit.  Il sait que peu de kilomètres séparent le Capitole de la Roche Tarpéienne. Il regarde les trous. Il regarde la pâte. Bon sang, mais c’est bien sûr. Il se jette sur son téléphone. Il appelle le ministère de la philosophie.  À l’autre bout du fil, on l’écoute et on le comprend. On lui promet d’amener une réponse dans la journée. Trois heures plus tard, un email arrive avec la proposition suivante.

Plus il y a de fromage, plus il y a de trous ; or plus il y a de trous, moins il y a de fromage ; donc plus il y a de fromage, moins il y a de fromage.

Le ministère suggère de remplacer le mot « fromage » par le mot « Gruyère ». Le ministère va plus loin et propose un nom : le paradoxe du Gruyère. Il conçoit ainsi tous les instruments d’une campagne de marketing viral susceptible de s’étendre jusqu’aux confins de la galaxie. Le ministère de la philosophie ajoute qu’il mettra tout son poids dans la bataille pour asseoir cette imposture et imposer dans le monde entier l’authenticité du Gruyère à trous et escamoter la véritable origine du produit.
Mais les faits et les fromagers suisses sont têtus. Voyant bien là une menace mortelle pour son industrie laitière, le conseil fédéral helvétique contre-attaque. Toute l’histoire est résumée dans cet article de la Croix (journal français ET catholique c’est dire l’efficacité de la campagne de marketing) que vous consulterez en entier si vous êtes toujours réveillé-e-s à ce stade de l’histoire.

Je relèverai juste un extrait de l’article : « Quelle est la différence entre les deux fromages ? Les deux fromages sont au lait cru, et ont en commun leur nom. Mais leur origine géographique les distingue. Le Suisse serait produit depuis le Moyen Âge dans les alentours de La Gruyère, une région du canton de Fribourg. Le gruyère français, lui, est surtout produit dans les régions proches de la frontière, en Rhône-Alpes et Franche-Comté. »

Relisez. C’est très beau. Ce conditionnel. Le Gruyère suisse SERAIT produit dans les alentours de la Gruyère. La journaliste est prudente. On la comprend. On aurait vite fait de tirer de fâcheuses conclusions.  De dire que l’indication géographique « Gruyère » est un indice précieux pour connaitre la véritable provenance du fromage « Gruyère ». Il y a comme une ressemblance lexicale entre Gruyère et Gruyère, qu’on ne retrouve pas avec « Rhône-Alpes » ou « Franche-Comté ». Un peu la même homonymie qu’on retrouve entre la région du « Périgord » et le foie gras du « Périgord ». Allez expliquer à un éleveur périgourdin qu’on trouve aussi du foie gras du Périgord rempli de trous et fabriqué à Genève et vous déclenchez une deuxième bataille de l’Escalade.

Donc, clarifions le débat une bonne fois pour toutes.

LE GRUYÈRE EST SUISSE ET SANS TROU.

Tout le reste n’est qu’une imposture.

L’affaire du Gruyère III

DES TROUS.

Des trous partout. Des petits trous. Des gros trous.
Des trous moyens qui hantent les nuits sans sommeil du fromager hexagonal. Pendant des mois. Chaque matin, il se réveille bien avant l’aube. En sursaut. En sueur. En nage. Il modifie sa recette. En douceur. En force. Il reprend tous les paramètres. Refait tous les calculs. Il ne dort plus. Il ne mange plus. Il redescend hagard dans sa cave, le cœur battant. Il entame une nouvelle meule. Cette fois, ça va marcher, c’est sûr. La pâte sera bien jaune, ferme et lourde. Pleine comme un œuf.
Il découpe, il tranche, il extrait. Cette fois-ci, c’est la bonne.
Sur la tranche qu’il vient de poser devant lui, il y a plus de trous que de fromage.
Le fromager tricolore contemple ce vide. Cette absence de matière qui le ronge. Il sent le souffle amer de la défaite passer sur ses cheveux rares. Il mâche un bout de pâte mi-dure entourée de trous. Assez bon, oui, un peu sucré, mais pas mal. Et là, tout à coup, il a une vision. La vision d’un Gruyère avec des trous. Mais oui. C’est bien sûr, c’est tellement évident. S’il est possible de vendre avec succès du Gruyère sans trou, alors il suffit de garder la marque et d’y ajouter les trous.
Tout le reste n’est que marketing.

Le fromager hexagonal qui a aussi suivi une formation en marketing se dit qu’il suffit de renverser la proposition : imposer l’idée des trous dans le Gruyère dans l’esprit du grand public et s’approprier ainsi l’origine du produit et la paternité de la marque. Et là, il faut bien avouer que le fromager franc-comtois ou Rhône-alpin a une idée de génie. Pour disséminer ce message dans l’esprit tendre des consommateurs innocents, il pense à la puissance du mythe. Il pense à la force d’un exemple frappant au service d’un paradoxe philosophique qui serait gravé dans l’inconscient collectif et qui imposerait à jamais dans le monde entier l’image d’un Gruyère à trous.

L’affaire du Gruyère II

Assis au milieu de ses 400 fromages anonymes, le fromager français se désole.
400 fromages ne suffisent pas, alors qu’il suffirait d’un seul Gruyère d’un seul Parmesan pour que le lait tricolore inonde jusqu’à plus soif tous les étals du grand marché mondial. Le soir tombe. Les vaches sont rentrées. Demain au petit matin il faudra traire, chauffer, faire cailler, remplir les formes de bois, mettre sous presse. Attendre ensuite. Attendre l’aube nouvelle, que naisse une nouvelle meule anonyme et sans joie.

Le soir est tombé.
Le fromager hexagonal se dit à quoi bon ? Quand le lait est tiré, il faut le boire. Pas le transformer en tomme, fromage ou yaourt zéro calorie. Mais comment ils ont fait, les autres ? Comment ? Et là, saisi d’une inspiration subite, le fromager gaulois court vers son automobile, démarre en trombe en laissant derrière lui un nuage de fumée qu’on devine plutôt qu’on ne le voit, vu que le soir est tombé. Il arrive juste avant l’heure de la fermeture devant les portes du supermarché. Il tremble. Il frémit. Il court. Il enserre dans ses doigts gourds un morceau de Gruyère emballé sous vide. Il reprend sa voiture. Il rentre chez lui. Il s’enferme trois jours dans son laboratoire. Trois nuits aussi. Il passe le morceau de Gruyère à la centrifugeuse quantique pour en extraire les plus secrets atomes, les plus intimes molécules. Il note. Il compose des formules. Il calcule le temps de chauffage. Passe la croûte aux rayons gamma pour découvrir la composition de la saumure. Sous son microscope apparaissent tous les détails de la structure extérieure, il en déduit le grain de la toile utilisée pour envelopper le caillé avant le moulage. Il note encore.

À l’aube du quatrième jour, le fromager Rhône-alpin ou franc-comtois se met à l’ouvrage. Il fait tiédir le lait, ajoute les nouveaux ferments, la présure, découpe le caillé, le met dans les moules, le presse un bon coup. Plonge les meules fraîches dans un bain de saumure inédit. Les dépose dans sa cave pour qu’elles puissent se reposer dans le noir. Chaque matin, il les caresse, les retourne, les frotte d’un peu de sel. Il les hume. Il éprouve de la paume le grain de leur surface. Il les regarde. Il les espère.  A l’aube du cent-vingtième jour, n’y tenant plus, il se décide.

Il prend un couteau à deux poignées. À la lame large et épaisse. Au fil plus tranchant qu’un rasoir. Il plonge l’acier brillant au cœur de la première meule. Il fait une deuxième entaille qui rejoint la première. Il extrait un quartier de fromage et là, son sang se glace d’effroi.

Bien jaune sous sa croûte rousse, LA PÂTE DU FROMAGE EST REMPLIE DE TROUS.

L’affaire du Gruyère I

Nul n’ignore l’état de déliquescence où stagne l’industrie fromagère française.

Des siècles d’égarement ont abouti à une offre certes foisonnante mais caractérisée par le flou et le tâtonnement. Les fromagers français ont tout essayé : la pâte molle. La pâte mi-dure. La pâte dure. La pâte à découper à la scie sauteuse. La pâte qui coule quand on la regarde. Et même la pâte moisie, qu’ils trouvent plutôt bleue et que moi je trouve plutôt verte et prête à jaillir de sa boîte toute seule comme une grande.

Au bout du compte on trouve à peu près 400 sortes de fromages en France. (Les chiffres divergent, la confusion règne là aussi.) À raison d’un fromage par jour, une année ne suffira pas à épuiser le sujet déjà très raplapla. Alors bon, mettons une double ration de fromage le dimanche pour plier l’affaire et entamons notre périple fromager. Commençons en janvier pour terminer en décembre. Que reste-t-il au soir du 31 ? Quelques bons moments. Quelques tentatives intéressantes. Quelques pâtes molles assez franches du collier. Quelques jolies trouvailles pour soutenir un Bordeaux puissant qui n’a besoin de personne pour le soutenir. Des impressions fugaces, oui, mais le problème, c’est que 400 fromages plus tard, il n’y a rien pour égaler le sentiment de plénitude éprouvé lors de l’explosion gustative qui bouleverse vos intérieurs à la première bouchée d’un Parmesan hors d’âge. Rien pour s’approcher de l’illumination olfactive d’une tranche de  Gruyère nourri aux fleurs d’alpage et affiné dans le noir.

Le Gruyère. Justement.

Fromage délicat et puissant, d’un jaune profond qui tutoie l’ocre. Une croûte rousse qui vire au terre de Sienne brûlée. Le Gruyère, tiré au compte-goutte des vaches brunes et blanches qui broutent délicatement les fleurs les plus rares disposées avec art sur l’herbe soyeuse que le ciel déroule sur les alpages des Alpes suisses.
Le Gruyère, essence de parfums poivrés et rallongés au soleil. Le Gruyère, pâte intense, pleine et sans l’ombre d’un trou.

SANS L’OMBRE D’UN TROU. JUSTEMENT.

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