Les gens qui meurent vivent ailleurs.
À côté, devant, derrière, en parallèle de soi.
Quelquefois juste au-dessus pour qu’on ne les voie pas. Sans gêner. Sans jamais ralentir notre course folle vers un quai de gare ou une médaille olympique. Mais les morts nous bousculent parfois, excuse-moi, c’est encore moi. Faudrait qu’on parle. Je sais bien que tu n’as pas une minute à toi. Des rendez-vous importants. Des réunions importantes. Des choses à faire. À dire. À regarder. À ne pas oublier. Moi, je ne t’oublie pas. Je vois bien que tu déconnes. Tu te divertis. Tu t’étourdis.
_ Tu m’ennuies. Mort ou vivant tu es toujours aussi chiant.
_ 8 paires de skis quand même.
_ Pardon ?
_ Tes 8 paires de skis.
_ Quoi mes 8 paires de skis ?
_ Tu te souviens ? Tu n’as qu’un seul cul.
_ Air connu. J’ai aussi 32 dents…
_ …Et une seule brosse à dent. Plus tu vieillis, plus tu te répètes. Le gâtisme te guette.
_ Jolie allitération. Tu veux te lancer dans la chanson ?
_ Justement, parlons de ta guitare, la Stratocaster qui prend la poussière.
_ Rime riche, hourra.
_ Il va falloir du temps pour te nettoyer la tête. Des années. Oublie pas. Acheter des trucs en prévision de, c’est complètement débile. Les prévisions sont pas fiables. Il y a le vent et les orages. Un jour la montagne se fend. Toi tu descends au fond du couloir et ta tête explose entre deux virages.
_ Fait chier Hervé.
_ Je sais ma grande. Je te laisse méditer sur tout ça. La bise au chat.
Étiquette : Mort
À pic
Avec les montagnes, c’est toujours pareil : on veut grimper dessus pour savoir ce qu’il y a derrière. Peut-être une plaine remplie de rivières. Peut-être la mer. Ou peut-être le désert. Dans la pente pourtant, j’avais autre chose en tête : ce couloir, le couloir, la saignée liquide plantée dans la forêt, toujours dans ma face, de l’autre côté du lac. Provocante, supérieure, moqueuse, évidente, énervante. Viens petit garçon ! Viens voir la grosse pente. Tu me penses skiable, skiable moi ? Dans tes rêves petit garçon, dans tes rêves. Tu verras, au sommet de moi tu regarderas en bas et tu feras dans ton froc. Oublie pas tes couche-culottes.
J’avais décidé une fois pour toutes d’en avoir le coeur net et je gravissais le sentier abrupt sans mollir et à peine essoufflé. À la croisée du chemin, plutôt que de prendre à droite pour enfin aller mesurer le tour de taille du dévaloir, je continuai tout droit vers le sommet en me conseillant une fois de plus d’aller consulter pour faire réparer les rouages de mon moi contradictoire.
La vue me laissa sans voix.
À pic dans le lac du pays de chez moi, bordé de prairies rectangulaires accrochées aux collines. Quelques touffes de nuages et deux traits horizontaux pour faire oublier la mer. Je suis resté là. J’ai oublié le couloir, oublié le reste, les heures immobiles creuses, perdues, fichues, englouties dans la gueule béante de la bête qui nous aspire patiemment centimètre par centimètre, jour après jour, les jambes, le tronc, la tête, le dernier cheveu et puis plus rien.
Que le noir.
La réalité du crépuscule me remit la tête à l’endroit. L’altitude, le manque d’oxygène sans doute. Le chemin à l’envers taillait une ligne claire au flanc de la montagne. Il y eut un craquement sec. Sourd. J’ai pensé à la course d’un chamois dans mon dos, un peu plus haut. Quelques secondes plus tard, un deuxième choc suivi d’un troisième, plus rapproché. J’ai fait volte-face, aux aguets, et j’ai vu ces deux blocs suspendus dans les airs à même pas dix mètres au-dessus de moi. Le premier à rebondi sur le sentier, repris son envol pour aller s’écraser au fond du pierrier. L’autre s’est arrêté juste un peu plus bas.
Une fois à l’abri, les jambes molles et le coeur battant, le choc de la pierre contre la pierre est revenu me parler. Me rappeler que quelque part, dans un autre couloir au nom d’ange, un autre bloc s’est détaché. Il y eut sans doute le même son sourd, le même craquement. Mais au fond de la fente étroite, le skieur taillait une courbe parfaite dans une seconde hors du temps. Une seconde, unique et impossible à la fois, l’intersection de deux trajectoires à la frontière des probabilités. Le casque qui éclate, peut-être, je ne sais pas, j’ai préféré ne pas savoir.
Il faisait froid dans cette église. Debout devant tous ces gens, j’ai essayé de te raconter. Je n’y suis pas arrivé. C’était trop vite, trop absurde et trop violent. On n’avait pas pris congé. Depuis, je continue à te parler de la neige et du beau temps, des cerfs qu’on apprivoise et de la beauté des tas de bois. On se chamaille, on se dispute, je vis en théorie, toi tu racontes n’importe quoi.
Alors oui, je déraille, c’est sûrement l’altitude. Pourtant, dans le silence qui a suivi le choc des deux blocs, je crois bien… Non, je suis sûr que j’ai entendu ta voix.
Que le noir.
Que du noir vraiment ?

Parler encore
Des voix qui charrient des galets éraillés à force d’avoir trop roulé.
Des voix rouillées,
Passées à la pierre ponce,
Frottées à la toile émeri.
Des voix dehors par tous les temps, neige, vent ou pluie, brûlées au soleil, éclatées par le gel. Des voix usées par trop de phrases, trop de mots, trop de pilules difficiles à avaler, trop de larmes, beaucoup trop de larmes, beaucoup trop de cris, de supplications inutiles puisque jamais entendues. Des voix perdues, éraflées, effacées sous la poussière des années et des anniversaires que personne n’a plus jamais fêtés.
La gorge toujours serrée, reste juste assez d’espace pour un filet de voix, une mélopée monocorde emmurée dans les basses fréquences, atone, plane, ni trop haut, ni trop bas.
Pas risquer l’extinction.
Pas risquer l’émotion.
Pas tomber.
Pas pleurer.
Pas rire.
Parler encore en attendant la mort.
Entre deux temps
Attendre
Que la pluie cesse de tomber.
Que l’hiver cesse d’arriver.
Attendre le printemps.
Redouter la fin de l’été.
Recompter les jours immenses
Qui nous séparent
Du début des grandes vacances.
Étouffer le temps qui passe,
Le serrer dans le port obligatoire
De la ceinture de sécurité,
Le noyer dans l’eau noire
Où coulent les aubes qu’on ne verra jamais.
Attendre.
D’avoir dix, vingt, ou soixante-dix ans.
S’asseoir sur un banc
Et attendre
La mort
En attendant.
Même si
Même si les vacances,
Les plages,
Et le ciel de l’eau turquoise.
Même si les vacances
Allongent les plages
Et déroulent une bande de peau turquoise
Sur le dos blanc des nuages,
Allongée sur un coude,
Indolente,
Liane souple et sinueuse,
La mort lente.
Même au fond de l’été.
Sous la résille des arbres immenses
Qui quadrille la courbe du soleil
Du petit matin au crépuscule
Et jusqu’au cœur des nuits blondes,
La mort pâle.
Même si l’ambre solaire
Fait briller les murs de l’année scolaire.
Même si les vacances,
Les plages,
Et le ciel de l’eau turquoise,
Liane souple et nonchalante,
La mort se love autour d’un nœud coulant.
Les enfants jouent, il fait si beau.
L’été coule au fond d’un bateau.
D’un coup sec, la liane claque, la mort se tend.
Ses anneaux glissent, resserrent d’un cran
La longue étreinte du nœud coulant.
Il fait trop chaud encore.
Alors, lisse et luisante, la mort,
La mort se détend.
Reprend son sac et sa serviette,
Remonte dans sa chambre
Ferme la porte et les volets.
Allongée dans le noir,
La mort
S’endort,
En attendant le soir.
Les gens meurent trop longtemps
Assis sur leurs chaises qui roulent, le regard absent, leurs yeux sautent par-dessus le paysage pour se fixer ailleurs, au-delà du soleil qui brille dans le vide, incongru, aussi déplacé que le vol d’une hirondelle sur les plates-bandes écarlates qui balafrent les allées du premier jour de novembre.
Couchés sur leurs lits qui roulent, les gens ont une odeur de médicament. Ils respirent encore et quand ils ne respirent plus on les branche, et quand ils ne mangent plus on introduit les repas dans leur sang.
Alors ils mangent en dormant.
Les gens meurent indéfiniment.
Alors, bien sûr, ils vivent jusqu’à cent ans, les paupières presque transparentes d’avoir trop essayé d’éteindre les dernières lumières qui viennent de l’intérieur. Et pourquoi pas un jour, jusqu’à deux ou trois-cents ans ? Deux ou trois-cents ans chimiques, électroniques, génétiques, bioniques ou cryogénisés. Deux ou trois-cents ans végétatifs à attendre les yeux mi-clos en priant chaque jour pour qu’enfin la nuit vienne et que ce soleil inutile se couche définitivement.
Nous ne sommes pas faits pour mourir éternellement.
Notre obsolescence programmée
Ils installent leurs appareils de mesure à l’intérieur de nos crânes.
Sur leurs écrans en temps réel, ce qui se passe est infiniment petit, insaisissable, à peine quantifiable. Leurs capteurs sont encore trop patauds pour saisir l’imperceptible variation du flux électrique, l’altération minuscule de la composition chimique, l’espace de temps lové dans la milliseconde où un message inconnu a provoqué une réaction entre deux cellules nerveuses quelque part, ils ne savent pas encore où, dans mille milliards de galeries aux méandres mouvants qu’ils voudraient saisir au fond de leurs éprouvettes, mais la matière trop molle leur glisse entre les doigts.
Alors, ils s’énervent. Ils changent leurs doigts. Ils inventent une sonde liquide, un nouveau capteur, une caméra infime et pilotée par ordinateur. Un jour, ils voyageront dans notre tête. Un jour, ils craqueront le code et perceront le cœur du programme. À partir de ce jour-là, bien sûr, nous ne serons plus jamais malades, plus jamais vieux et même, nous ne serons plus jamais malheureux.
Un jour, ils remplaceront la mort par un interrupteur.
La vie qui s’endort
Peut-être que la vieillesse commence à la seconde où meurt l’émerveillement. Il y a peut-être dans notre cerveau une carte mère qui lit tous les contours du monde, chaque détail, chaque lumière, chaque pli orange des nuages; un processeur chargé d’analyser en continu toutes les nouvelles données du monde, d’en faire le tri, de les stocker pour les ressortir plus tard, en d’autres circonstances et en d’autres lieux pour amortir le choc de l’inconnu; pour se rassurer; pour ne pas perdre l’équilibre et rester debout trop droit dans ses bottes.
Peut-être que l’immense voile de nos expériences passées finit par estomper les contours trop nets de tous les nouveaux paysages et par défléchir les directs du droit de la beauté du monde. Peut-être que c’est l’estomac qui a trop pris de coups ou peut-être que la tête a atteint son quota d’images neuves, de sons jamais entendus ou de parfums jamais sentis. Peut-être que la mémoire se remplit au fil des années pour atteindre les limites de sa capacité de stockage à un instant T.
Mémoire pleine.
Plus moyen de revenir en arrière et d’effacer la playlist infinie des chansons débiles qui encombrent inutilement l’espace. Les photos de vacances ratées. Les profils de personnes dont on a oublié le nom et qui croupissent là depuis des années. Il n’y a plus d’espace disponible sur le disque dur. Tout ce qui viendra ensuite sera automatiquement effacé : même Mozart ou Hendrix ressuscités ne pourront plus provoquer le moindre frisson, la moindre chair de poule; faire que tout à coup on ferme les yeux, on s’envole et on découvre émerveillé le son de la musique d’un ange noir ou blond.
Peut-être qu’on est vieux le jour où on en a trop vu et que se superposent entre l’œil et les mouvements du monde trop de couches de déjà-vu : à chaque nouveau paysage répond un autre paysage et dans chaque nouveau visage affleurent les traces de mille autres visages. Un jour, le monde usé jusqu’à la corde cesse de produire de nouvelles images.
Un jour, le cœur fatigué ne produit plus qu’une série de battements réguliers.
Le cœur élastique se fige en un cœur mécanique qui bat la mesure triste de la vie qui s’endort en attendant la mort.
En fond d’écran la mort
Un satellite dans chaque voiture.
Plus jamais de détour, d’embardée ou de rivière au bord du chemin. Dans chaque voiture de l’air en boîte, plus jamais chaud ou froid et les fenêtres fermées aux parfums de l’été. Les routes brillantes et noires, plus de trous ni d’ornières et surtout, plus jamais de poussière.
Plus de chair, plus de sang, les corps transparents. La viande, c’est sale, ça transpire et ça pue. La viande, ça se décompose et les vers vivent dedans.
Plus de terre, la terre c’est sale. Plus de pluie et plus d’hiver. Plus d’été. Plus de printemps. Plus d’automne, l’automne, c’est sale, il y a des feuilles partout sur le sol, des feuilles mortes, et la mort c’est sale, la mort qui grouille partout sous la terre sale.
Mais tout est lisse de l’autre côté de la dalle de verre.
Les corps éclatent sans jamais faire de tache.
L’automne s’en va sans jamais laisser de trace.
Il ne fait plus jamais froid.
La mort en fond d’écran.
La vie en téléchargement.
Sous la jupe du marbre froid
C’était écrit en gras et en travers sur la première page : « CHOISIR SA MORT. »
L’article parlait des gens qui n’en finissent pas de mourir. De la mort qui essaie de se frayer un chemin vers sa prochaine victime à travers une forêt de tuyaux reliés à des appareils toujours plus compliqués. La mort qui traque un gibier toujours plus insaisissable et farci de médicaments nouveaux. La mort qui s’essouffle à poursuivre un objectif sous haute surveillance, ausculté, scanné, dopé à toutes sortes de substances inédites. Une cible floue qui esquive les assauts morbides à grand coups de cellules souches sorties du four.
Dans la lutte pour la survie, tous les coups sont permis et la mort ne retrouve plus ses petits. Elle râle en attendant une heure toujours repoussée par l’irruption d’une avancée technologique. Au moment ou elle enserre enfin le cou de sa victime pour l’envelopper d’un long baiser glacé, on brandit un nouveau traitement laser qui dégringole les mauvaises cellules comme à la fête foraine. Pan. Bien fait pour sa gueule. Faudra repasser la prochaine fois. La mort se barre et laisse le cas en suspens. Temps mort. On amène quelques machines supplémentaires. La vie continue en pointillés, on ne sait plus comment l’arrêter. Il faut choisir.
Pendant ce temps la mort est partie se faire voir ailleurs. Plus loin, dans les pays en voie d’industrialisation ou d’extinction, c’est comme vous voulez. Là où il est encore possible de démultiplier les cellules malades à grande vitesse. Des endroits dépourvus de médicaments, alors vous pensez, pour l’électricité et les machines qui font « blirp » avec un écran en couleurs.
Elle choisit un village, une ville, un pays au hasard et se goinfre 1000 personnes d’un seul coup.
Trop facile.
