Un peu plus haut, juste à côté

Gris. Gris lourd et gris de plomb. Gris suspendu qui dégouline. Gris souris, gris sécateur, gris mangeur de forêts qui avale la cime des arbres, gris glouton qui digère avec peine les derniers étages des immeubles, gris l’estomac plein et tiède, repu d’avoir englouti le ciel.

Gris sale et filandreux qui glisse, poisse les pattes des oiseaux sur les fils électriques, alourdit leurs ailes, les cloue au sol qu’ils labourent d’un pas lourd et hésitant.
Les oiseaux ne sont pas faits pour marcher.

Le brouillard, mat, atone et plat comme ma main, effaceur de formes et de couleurs, toute une vie sous l’éteignoir derrière ce fin rideau de brume, des jours gris qui tricotent inlasablement une résille triste et sans fin pour éteindre le monde et oblitérer le soleil.

La vie est ailleurs, là où le monde est rempli de couleurs. Là où souffle un vent froid et tranchant comme une lame. Là où la pluie à un goût de jasmin. Là où la neige tombe à l’horizontale, où l’asphalte se liquéfie en été et les pierres se fendent en hiver.

Là vie est ailleurs.

Un peu plus haut. Juste à côté. Il suffirait de grimper, de glisser, de faire une embardée au lieu de s’arrêter. Il suffirait d’ignorer la voix qui débite les arrêts en tranches électroniques. Il suffirait de faire un pas chassé, un pas dans le vide, de déployer ses ailes et de s’envoler. Laisser le brouillard manger d’autres femmes, d’autres hommes, laisser le brouillard brouter dans ses gris pâturages, laisser le brouillard, les têtes de nœuds, les têtes de lard, les matins où le jour ne vient pas, les heures inutiles qui s’écoulent du flanc entaillé de la vie, goutte après goutte, ploc, plic, plic, ploc, ploc, une heure vient de passer, plic, une heure gaspillée, une semaine envolée, ploc, des mois sans voir le soleil, plic, des années remplies de vide et de brouillard, ploc, pendant que le soleil n’a cessé de briller, un peu plus haut, un peu plus loin, à quelques kilomètres, sur des plages immenses et sur les vagues légères que tracent les flocons de neige sur le dos des glaciers.

La vie est ailleurs. Un peu plus haut, juste à côté.

Tout ce qui est dur a un prix.

Au magasin, il faut payer.

Ce qui se touche. Ce qui se mange. Ce qui se compte. Ce qui se voit avec les yeux.

Tout ce qui se pèse à un prix. Parce que ça se touche. Parce que ça se voit. Parce que ça se mange et ça se boit. Ensuite, ça se digère. Ensuite, il faut aller aux toilettes. Ensuite, recommencer à boire. Manger encore et retourner aux toilettes.

Parce qu’on comprend bien qu’il faut payer pour avoir une automobile et l’essence qui coule dedans. L’essence, ça se paie, comme le béton et la terre. Le goudron et les routes. Parce que, sans routes, où irons-nous ? Où irait le monde sans l’asphalte noir pour tartiner les cailloux ?
Le béton et la mer.
Les barres d’immeubles qui défont le bord des océans.
Des choses. Stuff. Des objets qui ont une forme, qu’on peut faire tenir dans sa main. Des sciences qui calculent le nombre de kilomètres qu’un homme devra parcourir pour aller sur Mars. Qui calculent le poids en grammes de la navette spatiale; le poids en acier des immeubles qui écrasent le bord des océans.

Fabriquer des porte-avions pour porter les avions. Des piscines pour tondeuses à gazon. Des presses à fabriquer les billets. Faire marcher la planche à billets. Fabriquer de l’argent qui fabrique de l’argent

Et au bout du compte, lorsqu’arrive l’addition, ça fait des sommes vertigineuses. Des séries de zéros dépensés en voitures ou en télévisions. Au bout du compte, à la fin du décompte, on se souvient de tout ce qu’on n’a jamais pu prendre dans la main. Tout ce qui n’est pas dur. Toutes les notes assemblées par les musiciens du monde. Tous les mots qui forment des histoires. Toutes les images qui brillent dans le soir. Tout ce qui ne tient pas dans la main.

Tout ce qui ne vaut rien.

À la fin du décompte, il reste le souvenir d’un visage, un jour d’hiver ou d’été. Les enfants qui rient. Le bruit de l’eau. L’empreinte d’une autre peau qu’on garde imprimée dans le creux de sa main.

Les meilleurs moments de notre vie.

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