Entre la gomme et la rustine

Encore un verre encore,
Encore un jour.
Une dernière nuit.
Une dernière heure.
Un peu de rab.
Une seconde supplémentaire,
Courte ou longue,
Élastique,
Toute une vie,
Tout un monde,
Dans une seule seconde.

Les yeux des enfants.
Une femme qui tombe.
Juillet bleu et blond,
Le froid qui mord,
Et la nuit rouge
Aux yeux brillants.

Le sifflement éteint
Du temps qui fuit
Par une fente étroite,
Son odeur de caoutchouc
S’échappe
D’une chambre à air
Coincée
Dans un vieux pneu crevé
Qui tourne à l’horizontale
Au bout d’un axe rouillé
Qu’un vieux moteur fatigué
Cessera bientôt d’entraîner.

Un peu de poussière grise

Sur les flancs de l’armoire, un voile à demi transparent estompe les contours, adoucit les angles et éteint les éclats de lumière déposés sur une couche de vernis trop brillant.

La poussière finit par tout recouvrir, les choses, les gens, les heures noires ou blondes, les films en couleurs ou les photos noir et blanc. L’accumulation douce des flocons de secondes forme une couche de distance feutrée, ouatée, qui amortit l’impact des coups et des chutes trop brutales sur le sol tranchant.
L’impact des larmes aussi, sur la surface mate du fond de la tristesse ou sur la dernière marche avant le bonheur, peu importe finalement.

On appliquera chaque jour sur nos visages une solution de poussière grise pour désinfecter les plaies trop vives, colmater les rides et atténuer la douleur des cicatrices qui résistent à l’épreuve du temps.

 

Le parchemin des cicatrices

La poussière qui recouvre l’armoire d’une pellicule fine et grise lisse les bosses, estompe les contours, adoucit les angles vifs, efface le lustre et le poli, éteint les reflets brillants du monde sur l’addition des couches de vernis transparent. La poussière finit par tout recouvrir : les choses et les gens, les heures bleues ou ensoleillées, les films en couleurs ou en noir et blanc. L’accumulation douce des flocons de secondes finit par former une couche de distance feutrée qui adoucit l’impact des coups ou des chutes trop brutales tout au fond des grands trous. Amortit aussi l’impact des larmes sur la surface mate du seuil de la tristesse ou sur la dernière marche du bonheur, peu importe finalement : il faut une couche de gris pour éteindre le blanc ou éclairer le noir, une couche de gris pour fermer les yeux dans le noir.

Chaque jour une solution de poussière grise pour désinfecter les plaies trop vives, un peu de mastic gris pour masquer les sorties de route et sur nos corps roués de coups, le parchemin des cicatrices, le tracé compliqué des bosses et le dense réseau des fractures. Sur nos mains, les coupures, en clair les lignes des alliances disparues, des traces d’encre et des bleus qui ne s’effacent plus.

Sur nos corps à vif, le temps dépose une fine pellicule de poussière grise pour nous protéger du froid qui nous mord et du feu qui nous brûle. C’est dans cet équipage que nous zigzaguons entre deux hécatombes, entre nos murs qui s’écroulent et les avions qui tombent. C’est ainsi que nous marchons, incertains et fragiles, sur le fil tendu entre nos précipices. C’est ainsi que nous croyons avancer d’un jour ou d’une année, avancer toujours et obstinément en oubliant le bruit des larmes et de la tôle froissée. C’est ainsi que nous croyons trier, ranger,  oublier, jusqu’au moment où se produit un tout petit mouvement, une ondulation imperceptible à la  surface de la mémoire plane qui soulève le voile du temps et offre un lambeau de chair vive aux canines acérées d’un petit  matin gris où l’été qui s’annonçait n’est jamais arrivé.

Une plage de temps immense et bleu

L’été avance doucement et les nuages s’égaient, poussés par le vent.
Il faudrait pouvoir tenir les rênes du vent, retenir dans le creux de mes mains jointes les gouttes de secondes, regarder le bleu du ciel qui se reflète à la surface de ce petit lac brillant. Garder une heure, précieusement, entre mes paumes serrées, l’étendre au soleil et rester là, immobile, les yeux dans les yeux du temps.

Je voudrais une plage de temps immense et bleu, oultremer et tranquille, indigo et paresseux. Un moment posé entre le ciel et l’eau, allongé à la lisière du crépuscule. Un moment confortable, où il ferait bon s’installer, déplier l’étendue d’une grande couverture et d’une nappe à carreaux. S’asseoir. Sortir du panier un pain rond et doré, des verres et des bouteilles installées à la traîne, le long du ruisseau. S’allonger sur le dos. Écouter le bruit de l’eau. Fermer les yeux. Laisser venir les images et les mots, le clapotis irisé des phrases qui viennent s’échouer dans les hautes herbes en vagues irrégulières.
Raconter une histoire qui commencerait par : « Il était une fois » et qui parlerait d’un monde où le temps se serait arrêté.
Écrire, et au milieu du texte, découvrir quelque part entre deux pages, un interstice infime, une fente taillée dans le grain du papier. S’y glisser, faire passer prudemment la tête et les épaules avant de perdre pied. Tomber sans fin le long des caractères, être éjecté, sauter un paragraphe ou un chapitre entier. Se remettre en selle. Revenir à la ligne. Revenir au début et tout recommencer, retourner chaque mot sans jamais se presser. Labourer chaque page, tracer des sillons rectilignes et bien ensemencer. S’asseoir au milieu de l’histoire, déplier une couverture et une nappe à carreaux. Sortir le pain et le vin. S’allonger sur le dos et attendre patiemment que le texte ait fini de lever.

À la fin du mois d’août moissonner les mots de l’été.

À la surface du temps qui passe

Trente ou quarante degrés allongent les ombres jusqu’au bout de l’été.

Le soleil se lève et se couche, infléchit sa course, imperceptiblement, glisse sur la surface lisse du temps qui passe, immobile et indifférent. Jour après jour le soleil glisse vers la gauche. La terre penche, la terre tangue jusqu’au début de l’hiver, jusqu’au soir où le soleil reprend pied sur la surface de la terre et tout se met à pencher de l’autre côté.

Trente ou quarante années s’allongent à l’ombre de l’été. Les solstices défilent, imperturbablement. Est-ce que demain il fera beau? Va-t-il neiger ou pleuvoir et qu’est-ce qu’on va faire à manger? Le réveil sonne, il  est six heures trente-cinq ce matin, le matin suivant et tous les autres matins. Il pleut ou il ne pleut pas. Il faut retrouver les mots et les gestes. Repartir dans la même direction. Refaire le même trajet. Assembler les heures selon le mode d’emploi. Revenir. Ressentir le poids de la fatigue. S’allonger. Regarder dans le vide. Fermer les yeux et oublier.

Oublier que demain a déjà existé.

Qu’est-ce qui se passe avec le temps qui passe ?

On dirait que l’air s’est épaissi.
On dirait qu’il faut tailler le paysage à la machette pour avancer. On dirait que les semelles se mettent à coller à l’asphalte. On dirait que l’air est si lourd qu’il écrase les épaules et fait fléchir les genoux. On dirait que sous les étoiles, le ciel est si lourd qu’il va nous écraser.

Avec le temps qui passe, on dirait que le vent souffle toujours de face et plus jamais dans le dos.

On dirait qu’il y a de la mer de l’autre côté des montagnes et des montagnes de l’autre côté de la mer. On dirait que la terre ronde n’en finit pas de tourner sous les pistes où nous roulons, immobiles, dans des carlingues qui nous emportent à plus de neuf cents kilomètres à l’heure.

Avec le temps qui passe, on dirait que tous les avions qui décollent atterrissent toujours sur le même aéroport.

On dirait qu’il y a toujours les mêmes lumières et les mêmes obscurités. Ce qu’il faudrait dire et ce qu’il faudrait écrire. Ce qu’il ne faut surtout pas oublier. Tout ce qui est inutile et tout ce qu’il faudrait garder.

Avec le temps, rien ne s’en va et tout s’additionne. Les années noires ou bleues, les détours infinis pour arriver nulle part. Avec le temps, rien ne s’efface. Les phrases inachevées et les gestes suspendus qui pèsent si lourd sur mes épaules que je m’assieds essoufflé au bord du chemin.

Pourtant la route descend en pente douce.
Il fait si beau.
On dirait le printemps.

Un pardessus noir qui voulait être bleu

– Vous avez l’air en forme. Vous avez bonne mine. Vraiment.
– J’ai l’air d’avoir cinq cents ans.
– Pas du tout. Vous avez l’air… vivant.
– J’ai l’air d’un cimetière.
– Les cimetières sont verts au printemps.
– Je n’aime pas le printemps. Et l’hiver non plus. Je n’aime pas. Les saisons qui reviennent sans imagination. Le temps qui passe et qui repasse. Le temps est un étron qui manque d’imagination.
– Je crois que nous n’avons pas été présentés. Monsieur ?
– Jean. Appelez-moi Jean.
– Jean, c’est très bien. On dirait la couleur de vos yeux.
– Et vous? Vous vous appelez comment ?
– Ça dépend du jour ou de l’heure.
– Il est huit heures trente et nous sommes mardi.
– Alors, vous pouvez m’appeler Kaïr. Kaïr, pendant cinq minutes. Kaïr, vous vous souviendrez ?
– Je serai parti dans cinq minutes, alors, Kaïr, j’aurai oublié.
– C’est une question de temps.
– Le temps est un étron…
– …qui manque d’imagination.
– Votre pardessus à l’air fatigué.
– C’est un pardessus qui a beaucoup voyagé.
– C’est un pardessus noir qui voulait être bleu.
– Toutes les couleurs s’effacent avec le temps.
– Avec le temps, tout s’efface.
– Moi je fabrique des gommes à effacer le temps. Frotter trois fois par jour, matin, midi et soir.  Trois fois par jour pendant un an.
– Et que fait-on après un an ?
– Ensuite, je vends une presse à imprimer du temps. Une presse hydraulique. Matériel japonais. Très fiable. Garanti pour longtemps. Avec ça, vous imprimerez des kilomètres de temps. En couleurs, en noir ou en blanc.
– Les couleurs passent avec le temps.
– Alors, pressez sur noir et blanc.
– Je n’aime pas le noir. J’aime encore moins le blanc.
– Alors, prenez mon pardessus. C’est un pardessus noir qui voulait être bleu.
– Moi j’aurais voulu être vivant.

Couché sur le dos

Le temps passe en silence dans le fracas des jours qui passent.

La neige tombe et le temps passe. Une femme tombe et le temps passe. Une année passe et le temps passe. Une année, un siècle, un millénaire ou dix millions d’années.

Le temps passe, imperturbablement.

Tu as fais quoi hier ? Tu feras quoi demain ? Et maintenant, tu fais quoi ?
Entre hier et demain, entre onze heures et midi, entre deux fractions de secondes, une pulsation forme une bosse légère au creux de mon poignet.

Fine et translucide, la peau se soulève, imperceptiblement.

L’instant où se forme cette bosse minuscule contient tous  les printemps du monde. Toutes les neiges et tous les étés. Toutes les odeurs du crépuscule. Toutes les aubes bleues ou grises, les aubes sales, les matins brillants au petit-déjeuner. Toutes les années tristes et gaies. Tous les avions qui tombent. Tout le feu de la terre.

Tous les mondes qui se défont pour se refaire ailleurs.

Couché sur le dos, je regarde tous les nuages qui passent entre deux battements de mon cœur.

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