Intérieur nuit (7)

La chambre, dans la pénombre, au fond, le lit. Un coup léger contre la porte qui s’ouvre progressivement. Un profil apparaît dans l’embrasure. Deux silhouettes entrent et s’avancent vers le lit. On entend un choc sourd.

Luce :
‘Tain !

Andrée :
Moins fort !

Luce :
‘Tain mon pied. Font chier avec leur lumière.

Andrée :
Moins fort !

Luce :
Ah non pas moins fort, bouge-toi un peu ! Allume ! La lampe est de ce côté.

Andrée finit par trouver l’interrupteur et allume la lampe de chevet. Luce s’assied sur le bord du lit et retire une sandale pour examiner son pied.

Luce :
Putain j’y crois pas, je me suis explosé un ongle.

Andrée :
Moins fort. T’as qu’à appeler une infirmière, c’est pas ce qui manque ici.

Luce :
Connasse. ‘Tain, ça fait mal. Le gros orteil. C’est l’ongle. Il va tomber, c’est sûr.

Andrée :
Mais non. Regarde ! Même pas de sang.

Luce :
Bien sûr, toi, tu t’en fous. Toi qui sais tout, les ongles tout noirs qui finissent par tomber, t’as jamais vu ça, toi, la spécialiste en ongles ?

Andrée :
C’est quoi ce délire ? Tu t’es cognée ? Tu t’es fait un gros bobo ? Tu veux ton doudou ? Je crois bien que je l’ai vu sur ton lit hier. C’est très bien d’avoir son doudou. Pour une grande fille de 20 ans, c’est normal, il lui faut son doudou.

Luce :
Je te déteste.

Andrée :
Je sais.

Luce :
Sale…

Andrée, la coupant :
… Conne. Je sais. Je suis au courant. C’est trop cool d’avoir une petite sœur. On lui raconte des histoires pour s’endormir, pendant qu’elle suce son doudou et son pouce. Tu suces toujours ? Moi, je pense qu’après toutes ces années tu dois sucer comme une pro. Qu’est-ce qu’il en dit Pomme d’Adam ? Il me semble qu’il a encore grandi. C’est quand que les garçons arrêtent de grandir ? À vingt-cinq ou à trente ans ?

Intérieur nuit (6)

Retour dans la pénombre de la chambre. Au fond de la scène, on devine le lit. Les mêmes instruments et le bruit du respirateur. Trois coups contre la porte qui s’ouvre aussitôt. L’infirmière avance vers le lit et allume la lampe de chevet.

L’infirmière :
Bonjour Madame Duquesne. Comment ça va aujourd’hui ? Je viens pour la sonde. La pression aussi. Le cœur, vous comprenez ? Vous pouvez me faire un signe, si vous m’entendez. Un signe, comme bouger la tête ou une main. Bouger une main, vous pouvez faire ça pour moi, Madame Duquesne ?

L’infirmière regarde les chiffres qui bougent sur les écrans. Elle retire le duvet. Elle observe le contenu d’une poche de plastique transparent pendue sur le cadre du lit.

Il faut vous réveiller Madame Duquesne. On peut pas continuer comme ça. Vous avez encore perdu du poids. Vous allez sécher sur place dans votre lit. Dites-moi que vous m’entendez Madame Duquesne. Juste un doigt, bougez juste un doigt, ça suffira. Un doigt, c’est facile, allez ! Vous n’allez pas me dire que vous n’arrivez pas à lever un doigt !
Même pas un doigt ?
Bon.
Je reviendrai plus tard.

L’infirmière s’en va.
Noir

Intérieur nuit (5)

Le projecteur se rallume sur Aurélie assise de profil sur sa chaise suspendue dans le vide.

Aurélie :
Une boîte.
Dans une boîte. Dans une boîte. Dans une boîte. Je déteste les boîtes. Emboiter. Empiler. Ranger. Pourquoi tout doit être mis en carré ?

Mes mains en boîte.

Mes mains légères et fines. Mes mains en lames pour fendre le rideau de la mer. Mes mains en bol pour recueillir l’eau de la pluie. Mes mains qui courent au soleil. Mes mains qui glissent sur l’écorce lisse du cerisier gris.  Mes mains remplies d’herbes folles. Mes mains au petit matin qui parcourent le chemin d’un autre épiderme.
Mes mains vivantes. Mes mains jamais contentes. Mes mains haletantes. Mes mains heureuses. Mes mains malheureuses. Mes mains au four et au moulin.
Mes mains qui pendent, indifférentes.

Au bout de mes bras, il y a deux mains qui ne servent à rien.

Noir

Intérieur nuit (4)

Le projecteur se rallume sur Aurélie assise de profil sur sa chaise suspendue dans le vide.

Aurélie :
Un jour j’étais vieille.
J’étais délavée par trop de passages en machine à laver.
Mes jambes avaient raidi et mon corps sec craquait comme un feu de sarments. Mon corps m’avait abandonnée. Je voyais mes os grouiller sous ma peau décharnée. Je voyais le tracé de mes veines. Le sang bleu. Mes lèvres bleues. Une tache bleue escalader mon ventre. Là où j’avais été rouge, il y avait du bleu. Du bleu sur ma langue. Du bleu partout et jusqu’au bout de mes seins.
Je changeais de couleur. Je changeais de chaleur. Je changeais d’odeur. L’odeur de la femme pour l’odeur de la mère. L’odeur de la mère pour l’odeur de l’armoire. L’odeur de la poussière qui dort au fond des tiroirs.
Le froid me gagnait même au cœur de l’été.
Je n’arrivais plus à réchauffer mes doigts et mes pieds glacés grelottaient dans leurs sandales. Alors, j’ai rangé mes sandales. J’ai mis mes pieds dans des chaussettes. Et puis ma chair s’est mise à pendre. Mes bras nus, je les ai cachés. Mes jambes nues je les ai cachées. Mon ventre, je l’ai fait disparaitre à jamais. Je me suis entièrement recouverte.
J’ai mis ma vie dans des chaussettes.

Noir

Intérieur nuit (3)

Le projecteur se rallume sur Aurélie assise de profil sur sa chaise suspendue dans le vide.

Aurélie :

En été, je portais des robes à volants.

J’aimais bien cette image : une grande prairie avec un arbre au milieu. Un arbre immense. Dessous, une femme très blonde avec un chapeau blanc et une robe à volants. Le soleil fait tourner des ombres vertes sur sa robe qui danse. Et le vent fait le bruit de l’été.
Je n’ai jamais été blonde. Un jour j’ai arrêté de tourner. J’ai rangé les robes à volants : j’avais passé l’âge. Il y a un âge pour les volants, un âge pour le soleil. Il y a un âge pour avoir des jambes qui dansent. Il me semble que mes jambes n’ont jamais su danser. Pourtant, elles sont bien là, immobiles et pesantes, mes jambes inutiles sans le soleil de l’été. Il me semble qu’un souffle suffirait à les ranimer. Mes jambes, mes amies. Je leur offrais des sandales couleur chair pour mieux les terminer. Des sandales qui dessinaient la forme de mes pieds. Invisibles. Juste une petite bride et un talon léger. J’aimais leur bruit, le claquement du talon sur le pavé et la claque du cuir sous mon talon tanné. Mes jambes, je les habillais de soleil ou de bas-nylon. De jupes courtes ou de pantalons.
Mes jambes nerveuses me portaient fièrement.
J’étais perchée comme une vigie au sommet de mes jambes. Je voyais venir de loin tous les hivers. Au printemps, je pressentais l’été. Je savais tout ce qui allait nous arriver. Mes jambes étaient ma boussole, mon compas. Le talon de mon pied gauche planté dans le pôle du monde pendant que mon pied droit donnait de l’élan. De l’élan pour faire tourner ma mappemonde.  Coûte que coûte. Garder la cadence sans jamais s’arrêter. J’ai toujours gardé la cadence. Nuit et jour pendant des années. Un jour, j’ai voulu reposer mon pied gauche. Juste un instant. Un tout petit instant. J’étais si fatiguée. Je l’ai reposé.  

Alors, autour de moi, tout s’est arrêté.

Noir

Intérieur Nuit (2)

Le projecteur se rallume sur Aurélie assise de profil sur sa chaise suspendue dans le vide.

Aurélie :

Aujourd’hui j’ai froid. J’ai très froid.
Hier, je ne me souviens pas.
Peut-être qu’il faisait beau hier. Peut-être qu’hier c’était le printemps. Il faudrait pouvoir revenir en arrière. Je voudrais remonter le temps. Non! Jamais! Pas une seconde. Hier était moche. Avant-hier aussi.
Berk. BERK !
Hier est moche.
Hier est MOCHE. Bien plus moche qu’aujourd’hui.  Hier est mort et n’a jamais existé. Hier, je portais une robe à fleurs. Un chapeau ou des pantalons. Hier il  faisait beau. Hier, il faisait moche. Vilain. Pas beau. Hier ment comme je respire, hier ment encore plus que demain. Hier, je voudrai une glace à la vanille. Un bonbon à la menthe. Une tarte au citron. Hier, je serai pute ou soumise, épinglée sur mes talons hauts. Hier je serai Présidente, ouvrière, conductrice de locomotive. Hier je serai blonde. Rousse. Chauve. Hier je serai grande. Hier je serai une femme d’intérieur. Une femme-enfant. Une femme-fille ou une femme-garçon.
Hier j’aurai envie d’une jolie maison. Je ferai le ménage. J’aurai une télévision.
Hier je vais vomir.
Hier, j’irai assassiner demain.

Noir

Intérieur nuit (1)

Intérieur nuit.
Au fond de la scène, on distingue un lit dans la pénombre.
À côté du lit, une batterie d’instruments de mesure. Des diodes rouges et bleues clignotent. Des courbes et des chiffres bougent sur les écrans de contrôle. Le souffle d’un respirateur ponctue le silence à intervalles réguliers.
Un projecteur s’allume. À l’avant de la scène, on découvre une femme de profil assise sur une chaise suspendue dans le vide, à deux mètres au-dessus du sol.
Noir sur l’arrière-scène. Silence.

Aurélie :

J’ai tellement froid.
J’ai horriblement froid. J’ai froid partout, j’ai froid jusqu’au fond des os. Je voudrais un bouillon de poule. Un grand feu de cheminée. Un grand feu bien rouge avec des sarments secs qui craquent. Un feu de sarments, ce serait merveilleux. Quand j’étais petite, il y avait des feux dans les vignes au printemps. Partout dans les vignes, des feux de sarments. Des cages rouges aux parois incandescentes. J’allais y frotter mon visage au risque qu’une lame d’air chaud rabattue par le vent n’enflamme mes joues ou me brûle les sourcils. J’aimais sentir l’odeur de mes sourcils grillés. J’aimais leur poussière fine sur le dos de ma main.
Je voudrais un thé.
Un grand thé vert avec beaucoup de miel. Je pencherais mon visage sur mes mains refermées en vase autour de la tasse qui fume. Je resterais comme ça, sans bouger. Les yeux fermés. Le nez dans la vapeur du thé vert, à inhaler l’odeur du miel. J’attendrais sans bouger que le thé refroidisse, mes mains fermées en coque, tout autour de la tasse.
J’aimerais poser ma joue sur une joue tiède. J’aimerais poser ma main dans une main tiède. J’aimerais toucher un fer rouge. J’aimerais entendre ma peau qui grésille. J’aimerais sentir l’odeur de ma peau grillée. J’aimerais un cognac, couleur terre de Sienne brûlée. Un cognac soyeux qui me flambe le ventre et me brûle de l’intérieur.
À midi, j’aimerais les morsures des rayons  du soleil à la verticale de mes épaules nues.
Une couverture en cachemire.
Un bouillon de poule avec un œuf dedans.
J’ai tellement froid.

Noir.

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