Tu seras

Tu seras bien sage, gentil et propre sur toi.

Tu seras une femme, un homme, une infirmière ou un fraiseur-tourneur. Toi, tu seras professeur, prof de lettres ou prof de droit, tu porteras un costume sombre et les cravates de papa.
Ne rêve pas, t’as pas une tête à faire du cinéma. Ne rêve pas, c’est ici que ça se passe, pas en Chine ou en Amérique, qu’est-ce que tu irais faire en Amérique ? L’Amérique, c’est trop grand pour toi. L’Amérique c’est trop loin, le monde est trop vaste, le ciel trop haut et personne n’arrive jamais à toucher du doigt les nuages. Personne. Surtout pas toi.

Alors, reste bien calé dans le sillon qui découpe ta vie en V, ta vie extrudée à la pelleteuse diagonale, débitée en tranches de cinq, dix ou vingt ans que tu multiplies par cinq ou même dix, pourquoi pas ? À la fin, tu ne retiens rien et tu obtiens un canapé où tu pourras t’allonger en attendant la fin.
Attendre que ça passe, en ne pensant à rien. Attendre que ça passe en restant à l’abri de l’orage, du printemps, des coups de soleil et sourd à la musique des nuages.
Attendre en faisant le dos rond.
Attendre que tout s’arrête pour fermer les yeux et voir enfin tout le ciel du monde.

Tu seras pêcheur ou informaticien.
Laisse l’Amérique aux Américains.
Tu seras un homme.
Bien sûr, je serai un homme. Je serai une femme aussi. Ça dépendra des jours, de l’humeur et du temps qu’il fera. Je serai cuisinier, laboureur, écrivain. Muet. Musicienne, amoureuse ou fille de joie. Pourquoi pas.
Je m’accroche de toutes mes forces.
Je plante mes ongles dans la paroi friable. Je me hisse à la force des avant-bras. J’ai gagné vingt centimètres. La roche rocailleuse se dérobe sous mes pas. Je remonte. Je redescends. Je remonte la pente. Obstinément.

Tu seras un homme, Mon Fils.
Mon cul, Mon Père. Mon cul.

Anniversaire

J’ai des millions d’années.
Je suis né dans un glacier,
Au milieu du désert
Et c’est un arbre qui m’a accouché.

J’aurai mille ans demain.
Je suis né au bord de la mer,
Au bord de la neige
Et c’est un sentier qui m’a appris à marcher

Je suis le produit de la terre,
L’herbe qui repousse chaque année au printemps,
L’herbe qui repousse obstinément,
Le bleu du premier ciel.
La première étincelle,
La première trace,
Le premier signe,
Le premier pas de danse.

Je suis le premier soir,
La première flèche qu’on lance,
Le craquement des bombes,
Le goût du sang
Et le choc sourd des hommes qui tombent.

Je suis le premier matin.
L’ondulation dans le sillage des anges
Et la première main qu’on tient dans sa main.

Ailleurs, la vie

L’aube tire les rideaux de la nuit et personne pour lever les yeux vers le ciel.

Sur la table du petit-déjeuner, le café se lyophilise en regardant un demi-mètre de pain livide et pré-débité à la mesure exacte des mâchoires du toaster.

Le parfum des premières lueurs du soleil s’écrase sur la paroi lisse du double vitrage.

Le jour se lève sur les voitures, le métro et les téléphones portables. Le jour se lève et peut-être qu’il neige ou peut-être qu’il pleut,  comment le savoir, à vingt mètres au-dessous du niveau de la terre ? Comment le sentir, à l’abri d’une coupole de verre et d’ailleurs, à quoi ça sert, la pluie, la neige ? La neige ça glisse, c’est sale et surtout, ça va nous mettre en retard, alors on serre les dents et les mâchoires. On a des sueurs froides. On donne un grand coup de volant. On joue notre vie sur le fil d’un dérapage. Pendant ce temps, la neige repeint en diamant les barres tristes de nos immeubles, les illumine et les transforme en palais des mille et une nuits.

Le jour se lève et c’est une nouvelle merveille que nous ne voyons pas, les yeux rivés sur l’écran de nos téléphones portables. Le jour se lève et on ne l’entend pas, nos écouteurs calés tout au fond de l’oreille interne, qui nous laissent des messages, nous parlent des tremblements de terre, des volcans, de la crise, de l’amante du président, de la pluie et du beau temps.

Le jour se lève, et ça me fait une belle jambe de savoir qu’il fera beau demain. Là, tout de suite, je vais être en retard. 5 minutes. 10 minutes. Une demi-heure, plus peut-être. Alors je cours, la tête dans mon écran. Je cours sans but, sans queue ni tête, je cours pour ne pas être en retard, je cours le jour, je cours la nuit; dans mon oreille interne, le monde en flux tendu, en bruit continu. La crise, le temps, le furoncle du président.

Je cours et nous courons dans le vide pendant que le soir tombe dans le vide, pendant que la vie fuit, s’écoule au compte-gouttes d’une fente invisible pratiquée dans la tranche imperméable de nos téléphones portables.

Hamster Maussade

Sur le ruban de caoutchouc noir tendu entre deux rouleaux de métal usiné, je cours, hamster glabre et peu jovial.
Je cours, immobile, sur un tapis roulant, gauche, droite, gauche, droite, ponk, ponk, ponk, ponk, ponk, en légère descente, à 9, 10 ou 11 kilomètres à l’heure.

Je cours sur place et je pense au hamster, mon frère, ses petites pattes frénétiques qui font tourner les barres de sa roue métallique. Un kilomètre et je n’ai pas bougé. Je suis toujours là, en face des fenêtres, du museau des voitures et la neige a fini de tomber.
Deux kilomètres et la vue n’a pas changé. Dehors, il pleut et dedans, ma position géographique n’a pas varié d’un seul degré. Stationnaire, je cours, je pédale dans le vide, le yaourt, la choucroute, le chocolat fondu ou le caramel mou. À côté de moi sur le tapis roulant, un autre hamster fait tourner son ruban. Nous voilà tous les deux galopants et cloués sur notre ligne de départ, à contretemps, ponkponk, ponkponk, ponk ponk, ponk… ponk, pendant que le soir tombe et allume des ampoules au groin des voitures.

Hamster, mon frère, on a bonne mine, toi dans ton tambour et moi sur mon tapis roulant, à courir à perdre haleine sans jamais avancer d’un seul centimètre.
Tu veux que je te dise mon pote, ça ressemble beaucoup à certains de mes jours, où je cours sans queue ni tête, je cours dès le lever du jour pour arriver au soir et lorsque  le soir tombe, je me retrouve très exactement à mon point de départ.

Papa Tango Charlie

D’un seul coup le ciel bascule.

Je plonge sur eux en piqué.
Je les tiens dans mon viseur, il ne reste plus qu’à appuyer. J’ai vu ça dans les bandes-dessinées, Tanguy et Laverdure, objectif accroché, une silhouette dans mon collimateur.

On comprend si bien avec un dessin.

J’ai le doigt sur le détonateur.
Dans une seconde, je les réduirai en bouillie et en cendres et leurs cendres, je les atomiserai jusqu’à la dernière particule.
Dans une seconde, ils seront morts. Pas trop vite. Qu’ils brûlent d’abord. Qu’ils brûlent d’abord de l’intérieur, que leurs entrailles éparpillées fondent doucement dans l’enfer nucléaire que mes missiles auront allumé.

J’ai le doigt sur le détonateur. Objectif accroché. Dans une seconde, ils seront tous effacés, tous, autant qu’ils sont.
Tous, autant que nous sommes.
La seconde passe et mon doigt n’a pas bougé. Je tire sur le manche à balai. L’avion se cabre et se redresse. Dans la dernière case, il monte à la verticale, le nez pointé vers le soleil.

On comprend tout avec un dessin.

Un peu plus haut, juste à côté

Gris. Gris lourd et gris de plomb. Gris suspendu qui dégouline. Gris souris, gris sécateur, gris mangeur de forêts qui avale la cime des arbres, gris glouton qui digère avec peine les derniers étages des immeubles, gris l’estomac plein et tiède, repu d’avoir englouti le ciel.

Gris sale et filandreux qui glisse, poisse les pattes des oiseaux sur les fils électriques, alourdit leurs ailes, les cloue au sol qu’ils labourent d’un pas lourd et hésitant.
Les oiseaux ne sont pas faits pour marcher.

Le brouillard, mat, atone et plat comme ma main, effaceur de formes et de couleurs, toute une vie sous l’éteignoir derrière ce fin rideau de brume, des jours gris qui tricotent inlasablement une résille triste et sans fin pour éteindre le monde et oblitérer le soleil.

La vie est ailleurs, là où le monde est rempli de couleurs. Là où souffle un vent froid et tranchant comme une lame. Là où la pluie à un goût de jasmin. Là où la neige tombe à l’horizontale, où l’asphalte se liquéfie en été et les pierres se fendent en hiver.

Là vie est ailleurs.

Un peu plus haut. Juste à côté. Il suffirait de grimper, de glisser, de faire une embardée au lieu de s’arrêter. Il suffirait d’ignorer la voix qui débite les arrêts en tranches électroniques. Il suffirait de faire un pas chassé, un pas dans le vide, de déployer ses ailes et de s’envoler. Laisser le brouillard manger d’autres femmes, d’autres hommes, laisser le brouillard brouter dans ses gris pâturages, laisser le brouillard, les têtes de nœuds, les têtes de lard, les matins où le jour ne vient pas, les heures inutiles qui s’écoulent du flanc entaillé de la vie, goutte après goutte, ploc, plic, plic, ploc, ploc, une heure vient de passer, plic, une heure gaspillée, une semaine envolée, ploc, des mois sans voir le soleil, plic, des années remplies de vide et de brouillard, ploc, pendant que le soleil n’a cessé de briller, un peu plus haut, un peu plus loin, à quelques kilomètres, sur des plages immenses et sur les vagues légères que tracent les flocons de neige sur le dos des glaciers.

La vie est ailleurs. Un peu plus haut, juste à côté.

Des femmes qui tombent

Une femme sur trois a déjà été victime de violences dans le monde.

En France, une femme décède tous les trois jours sous les coups de son conjoint.

40% des cas de violences conjugales débutent lors de la première grossesse.

7% des femmes sont victimes d’un viol au cours de leur vie.

86% des viols ou tentatives sont perpétrés par des proches.

720 millions de filles victimes de mariages précoces.

15 millions de jeunes filles sont mariées avant 18 ans chaque année.

Près de 130 millions de femmes ont subi des mutilations génitales.

« Des Femmes Qui Tombent » est le titre d’un roman de Pierre Desproges paru en 1985 aux Édtions du Seuil.

Six cordes au sommeil

Écoute la guitare, écoute.

Écoute la guitare quand elle parle le soir, le gris ou la tristesse.
Écoute la guitare quand elle tombe la nuit et fait basculer les étoiles. Écoute la guitare, écoute, quand elle te parle de l’intérieur, fait grincer ton vieux fauteuil, ton parquet branlant, tes os qui rouillent paisiblement pendant que tu les réchauffes un peu au soleil, écoute.
Écoute les cordes qui enroulent leurs anneaux autour des fils de pluie, coulent une rivière dans une poignée de sable tiède, frottent le grain poreux de leur peau brûlée au rouge orange du soleil
Écoute la guitare quand elle parle crépuscule et lumières qui s’allument. La nuit grince et fait basculer ton vieux fauteuil, la nuit tombe et tes yeux fatigués ont brouillé les étoiles et mélangé la mer.

Tu éteins la lumière.

Avant de t’endormir, entre tes deux oreilles, tu étends six cordes au sommeil.

Bien sûr

Bien sûr j’ai peur, bien sûr
De marcher sur mon fil
Tendu entre deux épaisseurs de vide.
De tomber à la mer
Les quatre fers en l’air
En regardant s’éloigner les enfants.

Bien sûr j’ai peur, bien sûr
Des craquements du ciel,
Des arbres qui tombent,
De l’ombre des voleurs à la tire
Qui arrachent les ailes de la nuit
Et s’essuient les pieds sur le matin.

Bien sûr j’ai peur, bien sûr
À force de barboter dans le sale,
Dans tout ce gras qui colle à la terre,
D’oublier le chemin du pays des merveilles,
Le son de la musique des anges,
Mes oreilles prisonnières d’une cage d’ascenseur.

Bien sûr j’ai peur, bien sûr
De ces fissures qui me lézardent,
Des gouffres qui grondent à l’intérieur,
Du bruit mouillé que font les minutes
Qui creusent une rigole sur mon visage
Pendant que la vie s’écoule ailleurs.

Le noir, à tâtons

L’hiver, la nuit, nous marchons dans le noir qui ne cesse de nous envelopper.

Et même s’il n’y avait que l’été et même si les étoiles disparaissaient, même si le soleil restait à jamais accroché au milieu du ciel couleur de métal jaune, et quand bien même la nuit aurait fini par glisser par-dessus la rambarde du crépuscule pour faire le grand saut dans le vide et couler dans les fonds pétrifiés de la mer des Sargasses, même si toutes nos ombres portées s’effaçaient d’un seul coup pour retirer l’obscur du clair et même si la lumière du jour s’enfonçait dans notre bouche et nous pénétrait à cœur, nous continuerions à marcher à tâtons dans le noir.