Sors si tu es un homme

Je suis sorti, parce que je suis un homme. Il ne l’avait pas dit, mais mieux que ça, il l’avait suggéré, le chafouin, le fourbe, le Machiavel sur roues. Cuissard long et veste imperméable. Bonnet sous le casque. Surchaussures pour la forme. Gants pour rigoler.
À vélo, quand il pleut, on finit toujours trempé.
Il fait un froid mouillé. La neige s’accroche encore aux soupentes de ce ciel buté, aussi noir que l’asphalte sur lequel je m’engage, hésitant et déjà frigorifié.

–  Cornecul mais qu’est-ce que je fais là, hein, dis-moi ?

Tout au plaisir de sa première sortie annuelle, mon vélo ne me répond pas.

– Ah voilà. Maintenant qu’il prend l’air, monsieur est content. Les roues à l’aise, le guidon au vent. Forcément, tu t’en fous. Ton épiderme en fibre de carbone est à l’épreuve des balles, alors la pluie, tu ne comprends même pas ce que c’est la pluie et le froid, tu ne le sens pas.

J’hésite sur la direction à prendre. L’ouest fait dans le noir clair, l’est dans le gris foncé. Cowboy solitaire de la route, je mets ma roue avant dans le sens du soleil couchant. En voiture Simone, roulez jeunesse, après la pluie vient le beau temps, et au bout du tunnel, un train qui fume attend.

Intérieur nuit (1)

Intérieur nuit.
Au fond de la scène, on distingue un lit dans la pénombre.
À côté du lit, une batterie d’instruments de mesure. Des diodes rouges et bleues clignotent. Des courbes et des chiffres bougent sur les écrans de contrôle. Le souffle d’un respirateur ponctue le silence à intervalles réguliers.
Un projecteur s’allume. À l’avant de la scène, on découvre une femme de profil assise sur une chaise suspendue dans le vide, à deux mètres au-dessus du sol.
Noir sur l’arrière-scène. Silence.

Aurélie :

J’ai tellement froid.
J’ai horriblement froid. J’ai froid partout, j’ai froid jusqu’au fond des os. Je voudrais un bouillon de poule. Un grand feu de cheminée. Un grand feu bien rouge avec des sarments secs qui craquent. Un feu de sarments, ce serait merveilleux. Quand j’étais petite, il y avait des feux dans les vignes au printemps. Partout dans les vignes, des feux de sarments. Des cages rouges aux parois incandescentes. J’allais y frotter mon visage au risque qu’une lame d’air chaud rabattue par le vent n’enflamme mes joues ou me brûle les sourcils. J’aimais sentir l’odeur de mes sourcils grillés. J’aimais leur poussière fine sur le dos de ma main.
Je voudrais un thé.
Un grand thé vert avec beaucoup de miel. Je pencherais mon visage sur mes mains refermées en vase autour de la tasse qui fume. Je resterais comme ça, sans bouger. Les yeux fermés. Le nez dans la vapeur du thé vert, à inhaler l’odeur du miel. J’attendrais sans bouger que le thé refroidisse, mes mains fermées en coque, tout autour de la tasse.
J’aimerais poser ma joue sur une joue tiède. J’aimerais poser ma main dans une main tiède. J’aimerais toucher un fer rouge. J’aimerais entendre ma peau qui grésille. J’aimerais sentir l’odeur de ma peau grillée. J’aimerais un cognac, couleur terre de Sienne brûlée. Un cognac soyeux qui me flambe le ventre et me brûle de l’intérieur.
À midi, j’aimerais les morsures des rayons  du soleil à la verticale de mes épaules nues.
Une couverture en cachemire.
Un bouillon de poule avec un œuf dedans.
J’ai tellement froid.

Noir.

Troisième promenade (1) : entre le chaud et le froid.

Habillez-vous! Il fait froid.

Mes promenades ne sont pas des promenades de santé. Mettez vos bottes. Chaussez vos gants. Nous allons sortir. Laisser le feu. Laisser les flammes qui dansent.
Les flammes qui dansent.

Vous êtes prêts ? Je vous vois sourire de ce luxe de précautions. Fait-il si froid ? Vraiment ? Vraiment ? Pour le savoir, il suffira de sortir. Alors, allons-y. Ouvrons la porte. En passant le seuil, il y a un moment de transition. Comme à l’entrée des grands magasins où l’air pulsé sépare verticalement le dehors du dedans.
Un moment tiède encore.

La porte se referme et vous faites un pas. 40 centimètres de déplacement horizontal vous plaquent à la surface du froid opaque. Un froid hérissé de mille pointes de silex qui grêlent votre visage. Vous avez baissé la tête et rentré les épaules. Encore tiède du souvenir du foie gras, des viandes riches et du vin rouge profond, votre estomac se rétracte. Se met en boule. Fait un nœud dur et bien serré.
Nous sommes un 31 décembre.
Il y avait à manger et à boire. Un feu de cheminée lorsque minuit est arrivé. Embrassades. Accolades. Et là, il fait moins vingt degrés. Vous avez un peu trop mangé. Vous avez un peu trop bu. Le froid vous serre la tête, le froid vous taille les tempes. Un début de lune découpe la silhouette sombre de ce boyau étroit et taillé dans la neige. Qu’attendez-vous ? Nous n’allons pas prendre racine. Vous avez trop mangé et trop bu. Le froid s’occupera de ça. Le froid figera le foie gras. Le froid dissipera les brumes du Sauternes, toutes les vagues du Bordeaux. Alors, on y va ? Engagez vous entre les deux murs de neige. Je sais, je sais, il fait très froid. Mais vous verrez. Une petite demi-heure de marche à moins vingt degrés centigrades et vous aurez retrouvé votre état normal. Votre état minéral.

Au-dessus de nous, piquées partout dans le ciel noir, les étoiles clignotent.
Au-dessus de nous, de l’autre côté du ciel noir, même les étoiles grelottent.

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