Le parchemin des cicatrices

La poussière qui recouvre l’armoire d’une pellicule fine et grise lisse les bosses, estompe les contours, adoucit les angles vifs, efface le lustre et le poli, éteint les reflets brillants du monde sur l’addition des couches de vernis transparent. La poussière finit par tout recouvrir : les choses et les gens, les heures bleues ou ensoleillées, les films en couleurs ou en noir et blanc. L’accumulation douce des flocons de secondes finit par former une couche de distance feutrée qui adoucit l’impact des coups ou des chutes trop brutales tout au fond des grands trous. Amortit aussi l’impact des larmes sur la surface mate du seuil de la tristesse ou sur la dernière marche du bonheur, peu importe finalement : il faut une couche de gris pour éteindre le blanc ou éclairer le noir, une couche de gris pour fermer les yeux dans le noir.

Chaque jour une solution de poussière grise pour désinfecter les plaies trop vives, un peu de mastic gris pour masquer les sorties de route et sur nos corps roués de coups, le parchemin des cicatrices, le tracé compliqué des bosses et le dense réseau des fractures. Sur nos mains, les coupures, en clair les lignes des alliances disparues, des traces d’encre et des bleus qui ne s’effacent plus.

Sur nos corps à vif, le temps dépose une fine pellicule de poussière grise pour nous protéger du froid qui nous mord et du feu qui nous brûle. C’est dans cet équipage que nous zigzaguons entre deux hécatombes, entre nos murs qui s’écroulent et les avions qui tombent. C’est ainsi que nous marchons, incertains et fragiles, sur le fil tendu entre nos précipices. C’est ainsi que nous croyons avancer d’un jour ou d’une année, avancer toujours et obstinément en oubliant le bruit des larmes et de la tôle froissée. C’est ainsi que nous croyons trier, ranger,  oublier, jusqu’au moment où se produit un tout petit mouvement, une ondulation imperceptible à la  surface de la mémoire plane qui soulève le voile du temps et offre un lambeau de chair vive aux canines acérées d’un petit  matin gris où l’été qui s’annonçait n’est jamais arrivé.

Entendre une vipère dans le vent

Reconstruire le dos de la mer sur le ressac des champs de neige.

Installer l’été sur un banc gelé.
Garder une boule d’hiver serrée dans le creux de sa main.

Prêter aux corps étendus les ondulations d’une plage brûlée à l’ambre solaire ou d’un glacier éclairé par la lune.

Écouter le sifflement furieux du vent déchiré par les aiguilles des sapins, le vent vert de rage qui fouette les branches comme une vipère prise sous le talon épais d’un chasseur.

Entendre une vipère dans le vent.

L’âge d’octobre

Ce premier jour d’octobre nous rappelle que tout a une fin, à commencer par nous.

Les feuilles tombent et nos cheveux se ramassent à la pelle. Bientôt nos dents se déchausseront. Nos bras inertes pendront le long de nos jambes. Au bout de nos mains inutiles nos doigts rigides essaieront de se refermer en vain. Fatigués d’attendre, nos yeux regarderont dans le vague en n’attendant plus rien. De nos bouches il ne sortira aucun son, juste un le cri béant et immobile du nageur épuisé qui aspire une dernière goulée d’air avant d’être avalé par la mer.

Nos nuits sans sommeil sentiront la cuisine. Assis derrière nos fenêtres, nous regarderons tous les jours se lever sans nous. Nos aubes auront la couleur du néon et midi donnera l’heure du repas du soir.

Ensuite il faudra se coucher et quand la nuit reviendra, elle aura une odeur de cuisine.

Ordinary people

Des gens ordinaires.
Assis derrière une tasse de café. À leurs pieds, un cabas affaissé, rempli de peu de choses, un cabas accroupi comme un chien endormi. Parfois, la crête punk d’une botte de poireaux qui jaillit entre les deux poignées et plus tard, le soir, l’odeur de la soupe à petit feu qui envahit tout l’appartement, rentre dans toutes les armoires, imprègne tous les vêtements. L’odeur des poireaux jusque dans les papiers-peints lignés et dans les rideaux fatigués. L’heure vespérale de la soupe, le bol posé sur une assiette aux bords dorés.

Ils mangent seuls ou à deux ou à plusieurs et ils parlent peu car leurs mots sont usés jusqu’à la corde, jusqu’à la trame rongée des jours qui recouvre les rayonnages de leurs étagères vides d’une fine couche de poussière grise. Leur temps passe et ils regardent le monde qui vit à la télévision : les maisons qu’ils construisent et qu’ils n’habiteront jamais, les voitures qu’ils assemblent sans jamais les conduire et le pont des paquebots de croisière qu’ils ne font qu’arpenter, les bras chargés de vaisselle. Les couchers de soleil qu’ils ne verront pas, leurs yeux trop fatigués de lire les petits caractères au bas de leurs factures d’électricité.

Les gens solitaires, assis derrière leur café, le regard dans le vague, attendent patiemment que le temps ait passé.

« Eleanor Rigby picks up the rice in the church where a wedding has been.

Le soleil parfois

Devant toi le paysage se noie dans un pot de ciel gris.
Les arbres flous des montagnes et les vallées s’estompent, leur vert pimpant qui se délaye au fur et à mesure des lavages, du vert printemps au vert de terre, au vert de gris, au gris de mer atone des petits matins effrayés par la nuit.

Récuré au lavis de gris, le monde perd ses lignes brisées, ses angles vifs et ses lignes de démarcation. Recouvert d’un glacis de gris, le monde gagne une nouvelle frontière, un no man’s land aux contours fluctuants qui mange la cime des arbres et les derniers lambeaux de neige accrochés à l’échine décharnée des montagnes.

Devant toi le printemps se noie dans un pot de miel gris. Tu regardes cette zone mouvante et floue où les bords du buvard du ciel absorbent l’encre qui remonte du sommet de la terre.
Tu regardes et tu te dis que le soleil, parfois.

Enfant et pizza, nature morte

À la table à côté, un enfant seul, dans les dix ou douze ans, au téléphone.

Toi, tu manges, ton nez dans le journal. Tu l’entends à peine, ses mots recouverts par le brouhaha du monde et par le bruit des couverts qui tintent sur les assiettes. Du coin de l’œil tu l’observes, ce petit garçon, dix ou douze ans, pas plus, les cheveux noirs, redressés par du gel, qui finit par ranger son téléphone dans une poche de son pantalon. Tu tournes la page et tu t’absorbes dans une histoire de gros sous qui disparaissent par ici et réapparaissent par là. Tu te perds sur le chemin de tous ces millions qui s’envolent comme les hirondelles, chercher un peu de chaleur alors qu’ici, il fait si froid.

Tu en es là de tes lectures quand une voix nouvelle s’élève juste à côté de toi. Tu n’as pas vu arriver le papa qui est maintenant assis en face du garçon. La rumeur de la salle recouvre ses mots, mais pas le ton de sa voix, ses intonations : ce n’est pas le ton qu’on utilise pour parler à un petit garçon. Alors, tu relèves prudemment les yeux. Sur la table, tu vois une pizza, en face, une lasagne et au-dessus, un homme qui mange et parle à un téléphone portable appuyé contre son épaule. Il parle et il écoute. Il profite des moments de silence pour porter la fourchette à sa bouche. Ensuite, il mâche. Il déglutit précipitamment. Il revient dans la conversation pour dire des phrases qui se perdent dans le bruit de mâchoires des autres mangeurs. En face de lui, son fils mange sa pizza.

Toi, tu as terminé mais tu attends. Tu attends que cet homme pose son téléphone, ce qu’il fait, un bref instant. Le temps de plonger son nez dans son écran. Tu le vois qui recale l’appareil contre son oreille. Son visage s’éclaire, il dit – tu le devines plus que tu ne l’entends – il dit : « Salut, comment tu vas ? » Il s’engage dans une autre conversation. Il a bientôt terminé sa lasagne. Son fils se bat contre sa pizza. Ou peut-être que ce n’est pas son fils, juste une connaissance, un lointain cousin, le fils de l’ami d’un ami. Peut-être qu’ils se connaissent à peine, lui qui mange au téléphone et le petit garçon à la pizza. Peut-être qu’ils ne se reverront plus jamais, et alors ? Qu’est-ce que ça change ? Entre eux, il y a un lien qui les a réunis là, autour d’une lasagne et d’une pizza trop dure pour un couteau de petit garçon.

Tu devrais t’en aller, mais non, tu attends. Tu feins de lire le journal. Tu vas être en retard. Tu finis par te lever. Le téléphone est toujours coincé entre l’oreille et l’épaule de l’homme qui parle entre deux bouchées de lasagne. De guerre lasse, l’enfant a déposé son couteau sur l’assiette, à côté du dernier quartier de pizza. Sa tête se tourne vers la fenêtre.

Dehors, il fait gris, dedans aussi.

« Le dur désir de durer » *

Tu traverses le jour en évitant les embûches, les chausse-trappes, les crocs-en-jambe, les pièges orthographiques et les illusions d’optique, les trompe-l’œil et les graviers qui roulent au bord du précipice. Tu traverses la nuit en évitant les trous, les ruelles trop sombres et le noir épais qui voudrait se coller au fond de tes semelles.

Tu marches, les yeux ouverts sur le qui-vive; avant de traverser tu regardes à gauche et à droite; avant de dépasser tu jettes un œil dans tous tes rétroviseurs et encore, par-dessus ton épaule, pour boucher tous les angles morts. Tu t’assures que tu as bien fermé la porte de ta voiture et de ton appartement, que tu as bien laissé un mot pour les enfants : tu voudrais que le ciel leur soit favorable, tu y penses en fond d’écran, qu’il dévie la course de ses nuages, qu’il les laisse tranquilles, oui, si possible, si ce n’est pas trop demander, et rien que pour ça, tu veux bien croire au ciel, penser qu’il t’écoute et qu’à ta demande, il voudra bien retenir ses gouttes.

Tes années passent et tu voudrais arriver à bon port, poser le pied sur la terre ferme, ressentir le contact d’un sol plat. Mais là, tu tangues et la ligne de l’horizon ne cesse de basculer. Tu n’as pas le pied marin.

Il faudrait peut-être apprendre à nager.

* « Le dur désir de durer » est le titre d’un recueil de poèmes de Paul Éluard.

Le bruit que fait une seconde

Les étoiles qui s’éteignent, tu ne pourras pas les rallumer.

Le temps qui passe, tu ne pourras pas le retenir dans ton poing fermé.
Tu crispes tes doigts à te fendre les os, mais il subsiste toujours un petit interstice, une fente infime, plus fine qu’une lame de rasoir, qui laisse passer la lumière et s’écouler les secondes, une à une, avec le bruit mouillé que fait une goutte d’eau tombée d’une stalactite dans le noir luisant d’un lac enterré.

Tu fermes les yeux et tu écoutes le bruit que fait une seconde quand elle s’écoule et son écho qui résonne longuement sous la voûte de ta boite crânienne. Tu fermes les yeux et la bouche et les poings. Tu bloques ta respiration. Tout s’arrête et se fige, le temps d’une seconde ou deux ou trois et soudain, ce choc mou contre ta cage thoracique. Ce choc doux et obstiné de la vie en sourdine qui continue à s’éteindre sur un rythme binaire. Systole. Diastole.

Un deux. Un deux.

Un son grave et étouffé, le son produit par la batte de feutre quand elle frappe la peau de la grosse caisse. Un deux. Deux frappes sourdes pour te dire que la vie est là. Un silence pour te dire que la vie s’en va.

One two. One two.

Derrière les fenêtres closes, les voitures qui passent font un bruit mouillé ou un bruit mat, un bruit étouffé par les flocons de neige, un bruit de vent, les après-midi d’été. Systole. Diastole. Tu fermes les yeux et tu écoutes la rumeur des automobiles, le frottement du métal lisse qui se glisse dans les plis de l’air glacé. Il neige. Bientôt, il fera beau. Bientôt l’été sera là, et un autre hiver, et un autre été.

Toi, tu écoutes tous les battements de ton cœur qui s’en va.

Les étoiles qui tombent finissent toujours par s’écraser ailleurs

Dans le ciel, les étoiles qui tombent enflamment la nuit. Alors, nous faisons un vœu : Dieu nous préserve des flammes des étoiles. Dieu nous envoie un bébé pour l’été. Tout autour de nous, les étoiles tombent en flammes mais les mains de Dieu nous protègent. Les étoiles qui tombent iront s’écraser ailleurs.

Dans le ciel, les nuages noirs s’amoncellent et la nuit tombe au milieu du jour. Alors, nous allumons nos phares et nos phares font un trou blanc dans le jour noir. Les éclairs nous enserrent mais quatre pneumatiques protègent notre caisse métallique. La foudre finit toujours par s’écraser ailleurs.

Dans le ciel, une couche épaisse de fumée recouvre toute la terre, s’enroule autour de nos visages, s’insinue au fond de notre bouche, l’enduit d’une couche de poussière grasse qu’aucun dissolvant ne pourra jamais nettoyer. Alors, nous portons un masque de papier pour mettre une barrière entre nous et cette fumée visqueuse qui s’introduit partout. Notre bouche à l’abri derrière un masque de papier, nous savons que la fumée finit toujours par pourrir d’autres intérieurs.

Sous le ciel qui tombe, nous marchons, aveugles et obstinés. Nos yeux rivés sur le sol, indifférents et sourds aux grincements du monde, nous croyons qu’il suffit d’avancer pour arriver quelque part.

Mais sous nos pieds la terre ronde revient toujours à son point de départ

L’heure d’aller à l’école

L’aube hésite et pourtant, c’est bien le matin. Dans le froid bleu-acier, la neige dure craque sous les pas des enfants qui marchent sous leur bonnet.

La nuit encore, pourtant, c’est l’heure d’aller à l’école. Les silhouettes basses se découpent dans le faisceau des phares. Sous leur bonnet, ils marchent, un sac sur les épaules. Seuls ou en groupes, ils s’enfoncent à petits pas dans l’épaisseur compacte de la nuit glacée et leurs bottes trop grandes font un bruit étouffé.

Les enfants avancent en traînant les pieds. Ils ne sont pas encore bien réveillés. La nuit refuse toujours de s’en aller. Dans le faisceau des phares, les enfants marchent, écrasés par leur bonnet. Il fait si froid. Sur mon tableau de bord un écran digital indique que dehors, il fait moins 11 degrés. J’attends, au feu rouge. Je monte un peu le chauffage.

 Je n’ai pas besoin de bonnet.