La voix des personnages*

« Tu commences à faire chier.
Ça fait des mois que tu ponds des mots au kilomètre. Des mots au kilo pour faire tourner ton tiroir-caisse. Des mois que tu tournes autour de moi. Que tu avances. Que tu recules. Bien sûr, faut bouffer, la belle excuse. Il faut bien que tu bouffes. Comme si tu étais pas assez gros. Bien sûr, il y a les impôts. Les bouches à nourrir. Il y a même le repassage. Quand j’y pense, ça me fait mal aux seins. Le repassage ! Tu inventerais n’importe quoi pour ne pas t’occuper de moi. Tu as toujours quelque chose à faire. Tu as toujours autre chose à faire.

Et moi je reste suspendue sur une réplique débile où tu me fais dire : « Me taire. ME TAIRE ? Mais je ne fais que ça. Me taire. Et t’écouter à genoux, mon amour. » C’est ridicule. « Mon amour. » Je sais bien que ça fonctionne dans l’histoire, mais tu vois bien combien c’est nul de me laisser plantée là. Le mot « amour », je l’emploie même pas pour moi. J’aime personne. Même pas moi. Alors, lui avec ses petites mains délicates, je veux juste qu’il me cède. Que je marche sur lui, mes semelles qui s’écrasent sur sa petite gueule sud-américaine.

J’aime personne. Même pas moi. Qu’est-ce que tu attends ? Tu attends quoi pour l’écrire ?
J’AIME PERSONNE ! »

*Titre emprunté au livre de Martine de Gaudemar qui fait entrer un peu de lumière chez moi et que vous retrouvez ici

Sur la face nord de Paris

Il y a « Pris » dans Paris.
Dans Paris il y a « Pars ! »
Il y a « Parti » dans Paris.
Parti-pas-pris.
Paris sans laisser d’adresse.

Dans Paris il y a la mer,
Les pavés qu’on arrache à la terre,
Et des automobiles.
Des automobiles
Qui roulent sur les bords du crépuscule,
Le long des routes parallèles.

Paris allongée sur les draps
D’un lit défait.
Paris prise dans la résille
Des pots d’échappement
Que les voitures exhalent
Pour voiler la couleur de l’été.

Le métro passe et les murs tremblent,
Deux orages dans l’air
Les gouttes sifflent sur les rails brûlants.
Ça sent le fer, ça sent la mer.
Ça sent le couscous et la bière.
Toutes les odeurs du monde
Se rejoignent ici,
Entre le ciel gris et la terre,
Sur cette face nord de Paris.

Il y a « Partie » dans Paris.
Allongée sur le dos,
Je reste.

En attendant la nuit.

Peut-être que

Peut-être que
Je
Ne suis encore pas assez blonde,
Pas encore assez rouge,
Pour te saisir du bout des doigts,
Te soulever du bout des ongles,
Et te faire danser pour moi.

Peut-être que
Je
Ne suis encore pas assez noire,
Pour te saisir entre mes lèvres,
Planter mes dents dans ta chair rouge,
Et te faire crever sous moi.

Je suis ce que je ne suis pas.
Blonde et rouge sur talons rouges
Ou noire et noire, de haut en bas.
Je serai toutes les femmes
Quand tu me regarderas.

Peut-être que
Je
Ne suis encore pas assez longue,
Pour m’enrouler autour de toi.
Te glisser dans mon nœud coulant
Et t’étouffer dans mes bras.

Peut-être que
Tu
Préfères les mains de ta guitare,
Son corps tiède collé contre toi,
Ses hanches rondes dans ta chair rouge,
Six cordes pour te lécher les doigts.

Je suis ce que je ne suis pas.
Blonde et rouge sur talons rouges
Ou noire et noire, de haut en bas.
Je suis toutes les femmes
Quand tu ne me regardes pas

Bleu nuit

Elle regarde le soir tomber.
Sa peau blanche dans la couleur orange.

Elle entend le soir tomber.
Le tintement des casseroles.

Elle sent le soir tomber.
L’odeur lourde de l’huile brûlée.

Bientôt, ils mangeront. L’huile brune ressortira par tous les pores de leur peau. L’huile jaunira leur maillot de corps. Ils s’essuieront le front. Ils parleront peu. Ils mastiqueront. Ils reprendront un peu de viande. Ils boiront une bière qui ressortira par tous les pores de leur peau. Ils reprendront un peu de salade. Ils regarderont le monde à la télévision.

Elle regarde le soir tomber. Sa peau passer du  blanc au crépuscule. Du crépuscule au bleu.
Elle regarde le noir couler sur sa peau bleu nuit.

Votre fiction est ma réalité


J’ai de longues conversations avec Blaise Cendrars. Pierre Desproges ou René Fallet. John Irving ou Nick Hornby. Avec Françoise Sagan ou Gustave Flaubert.

Le plus souvent avec René Fallet qui est mort en 1983 et qui a écrit des livres remplis d’alcools gais ou tristes. Fallet qui écrivait des livres populaires avec une langue d’élite. Paris au mois d’août, où Henri Plantin, vendeur au rayon pêche à La Samaritaine rencontre Patricia Seagrave, Anglaise, blonde et longue, dans les rues de Paris, qui « balancait, heureuse, un petit sac à main noir. » Le soir, Plantin regarde la nuit qui tombe et je regarde avec lui.

Un de mes meilleurs amis s’appelle Owen Meany. C’est un petit garçon qui grandit en restant très petit. Il écrit toujours en majuscules, c’est sa voix. SA SIGNATURE. Il est si léger que ses camarades peuvent le porter à bout de bras. C’est un garçon qui vivait en Amérique, je dis « vivait » parce qu’il est mort. Dans le roman de John Irving, Une Prière Pour Owen, Owen Meany meurt écartelé par une grenade. Sans bras. Un peu comme Cendrars qui perd sa main droite sur un champ de bataille.
Je parle aussi avec Rob, le disquaire anglais de Championship Vinyl, dans Haute-Fidélité. Un type plutôt chauve et très anglais qui ressemble à son auteur, Nick Hornby, tout à fait chauve et très anglais. Tous les jours de football que Dieu fait, Nick Hornby va voir jouer Arsenal. Françoise Sagan joue dans un casino à Deauville. Ça, c’est pour la vitrine. Pour faire vendre de la copie. En réalité, Françoise Sagan est une femme qui traverse les années, droit et intelligente, en étalant sur sa vie une large couche de vernis brillant pour protéger sa profondeur et ses excès de gravité. Elle partage avec Flaubert la sainte détestation de la bêtise. Ils ont tous les deux un nez pour ça. Un radar infaillible. Flaubert, plutôt replet, à l’épaisse moustache en guidon de vélo, Flaubert qui n’a jamais écrit : « Madame Bovary, c’est moi ». Mais c’est une belle histoire et peut-être qu’il l’a dit. On ne sait jamais avec ces gens-là. Ces gens qui racontent des histoires. Qui existent ou qui n’existent pas. Des romans. De la fiction. Et pourtant Madame Bovary existe et elle a eu des enfants. Des petits-enfants. Des arrière-petits-enfants. Des femmes et des hommes qui vivent aujourd’hui. Pourtant Salambô existe. Et Rob dans Haute-Fidélité. La petite Jehanne de France à côté de Cendrars dans le Transsibérien.

Quand Pierre Lazareff lui demande s’il a réellement pris le Transsibérien, Cendrars répond «Qu’est-ce que ça peut te faire puisque je vous l’ai fait prendre à tous ? ». Qu’est-ce que ça peut faire Blaise ? Qu’est-ce que ça peut nous faire, que le train soit en fer ou en petits caractères, ce sont deux trains qui nous font traverser la terre.
Pour que votre réalité et ma fiction se rejoignent, il suffit de trouver le point d’intersection qui relie les voies de ces deux trains. Deux voies ferrées et parallèles qui se croisent seulement à l’infini.

Your fiction is my reality.

Journal d’un ventre lisse


Tout le monde naît. Copulation. Accouchement. Cordon ombilical qui tombe et laisse un trou noir à la base du ventre.

Je suis née sans nombril.

J’ai un ventre parfaitement lisse. Du haut en bas. Ça vous étonne, hein ? Vous avez tous les trous qu’il faut à la place qu’il faut. Vous marchez, solides, à la surface de la terre. Vos pas lourds s’impriment sur le gravier. Vos pas font du bruit sur les pavés. Vous avez le pas concret, vos deux pieds bien plantés dans la terre. Vos corps tièdes mangent des croissants et boivent du café. Vos corps tièdes se serrent contre d’autres corps tièdes pour en éprouver la tiédeur. Lorsque vos corps tièdes se refroidissent, c’est votre nombril qui pourrit en premier.

Je suis née sans nombril, c’est normal. Vos pavés, je m’en tape. Vos pieds interminables, je vous les laisse. Votre monde n’est pas le mien. Il y a cent mille autre mondes. Cent millions d’autres mondes qui apparaissent chaque jour. Des mondes en gestation. Des mondes en construction. Des mondes finis. Pour rassurer votre chair tiède, vous dites que c’est de la fiction. Vous dites que ce sont des histoires, que toute ressemblance avec des personnages ayant réellement existé relève de la plus parfaite coïncidence. Vous dites que c’est la faute à l’imagination. Vous dites que ce sont des histoires, juste des histoires à raconter avant de s’endormir, des histoires pour rire ou avoir peur, des histoires pour aller voir ailleurs. Avant de revenir ici.
Ça vous rassure. Ça vous rassure de savoir que vos cartes sont remplies de lieux bien solides, qu’on peut visiter. À aucun endroit, sur aucune carte du monde, il existe une ville noire que la pluie dilue et qui s’appelle Gotham City. Gotham City n’existe pas. Essayez pour voir. Introduisez « Gotham City » dans un système de navigation. Le système ne sait pas. Il n’a pas d’itinéraire à vous proposer. Le système ne visite que des endroits ayant réellement existé.

Et pourtant j’existe, mon ventre intact, et je bouge. J’habite un quartier de Paris. Le soir tombe. Allongée sur mon lit,  j’attends la suite.

J’attends mon prochain chapitre.

Cold Turkey

Assise
Sur un nuage de poussière rouge
Je tombe.
La chute longue
Et dure un siècle d’étoiles rouges.
Je tombe,
A la vitesse de la lumière rouge,
Dans l’air glacé de la nuit noire.
Je tombe et tu ne me retiens pas.

Cold Turkey.
Je me retiens
A tous les clous du désespoir.
Rouge,
Le sang coule de mes mains déchirées,
Sur mes ongles peints en bleu,
Mes ongles pour t’arracher les yeux.

Debout
Sur un tapis de cendres rouges
Je marche.
Le pas lourd
Et dure un siècle de lumière rouge.
Je marche,
A la vitesse d’une femme au pas,
Dans l’air brûlé au fer rouge.
Je marche et tu ne me soutiens pas.

Cold Turkey.
Je me retiens
Aux épines qui brûlent dans le noir.
Rouge,
Le sang coule de mon front déchiré,
Sur ma bouche peinte en bleu,
Ma bouche pour t’arracher les yeux.

Ma peau à vif,
Ma peau à nu contre le mur,
Trace un dessin à l’encre rouge.
Je te dessine avec mon dos,
Avec mes hanches qui bougent.
Je déchire mon ventre dur,
Ma peau à nu contre le mur,
J’écris ton nom à l’encre rouge.

%d blogueurs aiment cette page :